L’héritage de Jean-Paul Ier, entre audace et humilité
Entretien réalisé par Adélaïde Patrignani – Cité du Vatican
«Hier matin je me suis rendu à la Sixtine pour voter tranquillement. Jamais je n'aurai soupçonné ce qui allait arriver. À peine le danger s'est-il annoncé pour moi, que les deux collègues, mes voisins, m'ont murmuré des paroles de réconfort. L'un d'eux m'a dit: "Courage ! si le Seigneur charge d'un poids, il donne aussi l'aide pour le porter". L'autre a poursuivi: "N'ayez pas peur, dans le monde entier il y a tant de personnes qui prient pour le nouveau Pape". Le moment venu, j'ai accepté». Le récit que Jean-Paul Ier donne de son élection, au lendemain de celle-ci, lors de l’angélus du 27 août 1978, laisse déjà paraître quelques traits du caractère du nouveau Pape: timidité, franchise, confiance et dévouement. Sans doute lui viennent-ils de son origine, enracinée dans une famille modeste de la province de Belluno, région montagneuse d’Italie du Nord.
Né Albino Luciani, l’ancien évêque de Vittorio Veneto et patriarche de Venise succède sans l’avoir recherché au Pape Paul VI, resté quinze ans sur le trône de Pierre. Il ne s’y installera que pour 33 jours. Pas de quoi concrétiser les grandes lignes de son pontificat annoncées avec ses talents d’orateur dans son premier radiomessage urbi et orbi, ce même 27 août. Six souhaits, énoncés par la formule «Nous voulons», mettant au premier plan l’approfondissement du Concile Vatican II, le service des pauvres, l’évangélisation, l’œcuménisme, le dialogue avec le monde et l’engagement pour la paix. Ses successeurs les reprendront pour les mettre en œuvre. Jean-Paul Iᵉʳ a donc amorcé un virage, et en cela «son bref pontificat d’apôtre du Concile n’a pas été une parenthèse», a déclaré le 25 août 2016 le cardinal Pietro Parolin, inaugurant le musée Jean-Paul Iᵉʳ à Canale d’Agordo, son village natal.
Les rumeurs et autres élucubrations concernant la mort soudaine du dernier Pontife italien, emporté par un infarctus, ont «phagocyté la cohérence et le magistère de cet homme et de ce Pape pendant tant d'années», a regretté ce vendredi 2 septembre Stefania Falasca, journaliste et vice-postulatrice de la cause de Jean-Paul Ier, lors d’une conférence de presse en Salle de Presse du Saint-Siège à propos de la béatification.
Mais la messe qui sera célébrée dimanche à 10h30 Place Saint-Pierre par le Pape François, sera sans doute l’occasion de découvrir ou de se replonger dans le message du «Pape au sourire», riche d’enseignements pour tous les chrétiens. Christophe Henning, journaliste au quotidien La Croix et auteur d'une Petite vie de Jean-Paul Ier (éd. Artège), nous en donne les grandes lignes.
Jean-Paul Iᵉʳ est véritablement le premier Pape après le Concile Vatican II, puisque Paul VI en a été l'artisan, il a repris le chantier ouvert par Jean XXIII, et Jean-Paul Iᵉʳ était véritablement celui qui allait pouvoir concrétiser cette grande avancée que représentait le Concile Vatican II. Il était pour cela presque lui aussi un artisan de ce concile, puisqu'il avait pu suivre tous les travaux avec beaucoup d'attention. C'était une de ses marques particulières. On l’a noté dans les courriers qu'il envoyait à ses paroisses quand il était évêque, on notait cette grande attention aux questions et sans chercher à donner trop vite les réponses. Il était vraiment un homme de dialogue.
Pendant son pontificat, de quel soutien disposait il au Vatican et a-t-il rencontré des oppositions?
Jean-Paul Iᵉʳ n'est pas un homme de l'appareil du Vatican, c'est vraiment un pasteur. C'est cela qui a sans doute favorisé son élection, c'est que c'est véritablement un homme de terrain, qui était évêque en Vénétie, puis après Patriarche de Venise. C'était un homme très concret, très simple, qui sans doute a donné l'impression, lors du conclave qui l'a élu, qu'il allait pouvoir être un peu celui qui allait fédérer ou en tout cas apporter un certain consensus entre les tensions qui pouvait exister puisque forcément, après Paul VI, il y avait des cardinaux prêts à poursuivre le travail de Vatican II et d'autres qui étaient un peu réticents.
Il faut bien se rappeler de cette ambiance des années 1970, certains disant «on est allé trop loin, il faut préserver des choses qu'on a pu perdre au cours des débats et au cours des décisions de Vatican II». Donc c'était un homme de consensus, ce qui l'a sans doute poussé à devenir Pape. En tout cas, ce n'est pas quelqu'un qui était dans le conflit ou dans la provocation. D'ailleurs, il ne s'attendait pas du tout à être élu.
Derrière ce sourire bien connu de Jean-Paul Iᵉʳ, quelles étaient ses forces?
La force de Jean-Paul Iᵉʳ, c'était cette capacité d'écoute et aussi cette simplicité qui se traduit par ce sourire, ce sourire d'un Pape qui, d'une certaine manière, préfigure déjà certaines attitudes du Pape François: sa manière d'être proche des gens, de ne pas trop se préoccuper du protocole… Par exemple, le soir même de son élection, il se retrouve à dîner avec les autres cardinaux. Le lendemain matin, il est là aussi à prendre son petit déjeuner avec les autres cardinaux.
On voit bien comment le Pape François a pu reprendre certaines attitudes de ce Pape au sourire qui est aussi le Pape de la simplicité. Le Pape de l'écoute aussi, puisqu’en ces 33 jours qui se sont écoulés très vite, il a beaucoup reçu de monde, beaucoup écouté, beaucoup rencontré, bien sûr les autorités, mais aussi les fidèles tout simplement, puisqu’il s'était même permis de sortir du Vatican dans la rue, simplement pour discuter avec les fidèles à la sortie de la messe.
Il a aussi reçu au Vatican sa propre famille, qui avait donc une place importante pour lui. Que lui a-t-elle apporté?
Déjà, c’est une famille où on débat beaucoup. C'est une famille où les idées, les questions de société, et notamment les questions ouvrières, dans ce milieu du XXᵉ siècle, sont très importantes. Quand il est nommé patriarche de Venise, il se préoccupe bien sûr de cette cité millénaire essentielle, mais en même temps, il souhaite accompagner les ouvriers des zones industrielles qui entourent Venise: ça, c’est une marque de famille. Et puis, c'est aussi une famille très soudée. Il avait l'habitude - non pas lorsqu'il était Pape, il ne l’a pas été assez longtemps -, mais lorsqu'il était évêque ou patriarche de Venise, d'aller se reposer dans sa famille, qui d'ailleurs aide à maintenir ce message de Jean-Paul Iᵉʳ bientôt béatifié.
Quand il était évêque et patriarche, il a aussi dû faire preuve d'autorité. Comment cela s'est-il manifesté?
Je pense que ça fait partie de sa capacité d'écoute et aussi de son sens aigu de la charge qui lui était conférée, aussi bien lorsqu'il est nommé évêque dans son premier diocèse qu'à Venise. Oui, il a géré des conflits. Toujours en se préoccupant, j'ai presque envie de dire, des victimes, puisqu'il y a par exemple deux prêtres qui avaient détourné de l'argent, et il était prêt à vendre des biens du diocèse pour rembourser les victimes. Ces conflits étaient pour lui simplement une remise en cause, et [il avait] aussi cette capacité à prendre des décisions malgré tout. Il a marqué cela de façon très forte, par des gestes souvent très simples aussi, d'accueil, d'écoute. Par exemple, il y avait eu un conflit entre des paroissiens dans son diocèse de Venise: il est allé simplement retirer le Saint Sacrement pour que ses paroissiens se sentent un peu désavoués dans leur manière d'envisager l'engagement dans leur paroisse.
C'est aussi des décisions qui sont souvent de l'ordre du symbole chez Jean-Paul Iᵉʳ, de même que toutes les attitudes de simplicité qu'il a pu avoir, et que l’on retrouve encore avec le Pape François. Par exemple, quand il est sorti de son premier diocèse, il a voulu restituer tout l'argent qu'il avait sur son compte en disant qu'il était arrivé sans une lire, et qu’il repartirait dans le même état, sans argent. Et il a fait la même chose par rapport à Venise quand il a été nommé Pape.
La mort de Jean-Paul Iᵉʳ a fait couler beaucoup d'encre. Des théories ont été échafaudées avant que la lumière ne soit faite. Comment éviter que cette fin inattendue et très médiatisée n'occulte toute sa vie?
La grande émotion qui a surgi 33 jours après son élection à l’annonce de sa mort a provoqué, j'ai presque envie de dire, un vent de panique et une succession de maladresses, en tout cas dans la façon dont la mort a été annoncée, dont les célébrations ont pu être organisées par la suite, ce qui a sans doute desservi son message. En même temps, la béatification de Jean-Paul Iᵉʳ célèbre un Pape, mais elle célèbre aussi l'homme qui, pendant toute son existence, s’est donné, pendant les 66 ans de son existence, a pu servir l'Église. C'est important à un moment où on a tendance à célébrer les Papes du XXᵉ siècle. On ne peut pas réduire simplement au pontificat - c'est sans doute ce que nous dit cette béatification de Jean-Paul Iᵉʳ - on ne peut pas réduire au pontificat la personne même de Luciani. C'est sa vie même qui est célébrée d'une certaine manière.
C’est vrai qu'il y a eu beaucoup de fantasmes, d'interprétation de sa mort. Il faut revenir, je crois, à une forme de simplicité. Et ne pas oublier que quand il a été élu, la première chose qu'il a pu dire aux cardinaux, est: «que Dieu vous pardonne ce que vous venez de faire». Ce n'est pas simplement une expression d'humilité chez lui, c'est véritablement peut-être la conscience de la lourde charge qui lui pesait sur ses épaules. Dans sa famille, il avait déjà prévenu - parce que la discussion était forcément posée: «même si je suis élu, j'ai toujours la possibilité de dire non, je dirai non». Eh bien, il a accepté parce que c'est un homme au service de l'Église, mais avec cette phrase un peu énigmatique «Que Dieu vous pardonne ce que vous venez de faire». Je pense que c'était le bon Pape pour le bon moment, mais peut-être pas suffisamment costaud - et lui-même se savait fragile - face à la charge qui lui était confiée.
Quel héritage Jean-Paul Iᵉʳ a-t-il laissé à l'Église?
Je pense que son héritage est dans une forme d'audace parce que, par exemple, c'est le premier pape depuis longtemps qui prend un nom qui n'était pas attribué - Jean Paul Iᵉʳ. On voit qu'un certain Bergoglio a choisi aussi François, qui n'existait pas encore dans la lignée des Papes. C'est donc un homme d'audace qui a pu aussi, par exemple dans ses premières catéchèses, faire venir les enfants auprès de lui pour poser des questions… ce qu'on retrouvera par ailleurs aussi. Et puis un homme de service, de simplicité, cette simplicité qui est importante chez lui et qui lui permet surtout d'être compris des fidèles directement. Il est aussi assez frappant de voir que ses premières interventions portent sur la foi, l'amour, sur la famille, l'œcuménisme, toutes ces choses qui ont par la suite été reprises, chacun avec sa marque, par Jean-Paul II, par Benoît XVI et peut être, de façon encore plus proche, par le Pape François.
Vous percevez une parenté spirituelle entre Jean-Paul Iᵉʳ et le Pape François. Est-ce que cela a été voulu, recherché de la part de François?
Je ne sais pas si François cherche à imiter Jean Paul Iᵉʳ, mais il a certainement repris les intuitions que Jean-Paul Iᵉʳ a pu poser sans qu'il soit en mesure de les vivre bien longtemps. Donc il y a cette capacité d'écoute, cette simplicité, et en même temps cette volonté très forte, cette audace, d'assumer pleinement ses responsabilités. On le voit encore dans les problèmes de santé que peut traverser le Pape François, qui poursuit sa tâche, telle qu'elle lui est confiée. Pour Jean-Paul Iᵉʳ, c'était aussi cet attachement à être fidèle à la mission qui lui a été confiée.
Qu'est-ce que cette béatification peut apporter aux croyants d'aujourd'hui?
C'est vraiment le message de Jean-Paul Iᵉʳ: cette forme de simplicité, cette forme d'écoute, de grand respect de l'héritage et de la tradition de l'Église. Je parlais d'une certaine audace de Jean-Paul Iᵉʳ, mais en même temps, d’une grande conscience de ce qu'est l'Église millénaire, d'une forme sans doute aussi de foi confiante. Si Jean-Paul Iᵉʳ avait ce sourire, il ne faut pas oublier que dans les années 1970, il y avait aussi de grands débats et de graves crises que traversait l'Église. Eh bien, la foi de Jean-Paul Iᵉʳ, c'est une foi confiante, j'ai presque envie de dire une foi joyeuse. Et cela peut être l'héritage que laisse le bienheureux Jean-Paul Iᵉʳ. S'il est béatifié, c'est cette simplicité qu'il faut aussi rappeler, au milieu d'une Église qui est parfois déchirée par ces questions d'autorité, de pouvoir et qui gagne à retrouver peut être, ou à cultiver encore plus, la simplicité qu'a pu avoir Jean-Paul Iᵉʳ et que l’on ne doit pas perdre de vue.
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