Entre le Saint-Siège et Budapest, des affinités électives
Entretien réalisé par Delphine Allaire - Cité du Vatican
Un millénaire lie la couronne d’Étienne au trône de Pierre. Au fil de dix siècles d’histoire tourmentée, de l’occupation ottomane à l’oppression soviétique, avec un intervalle de quatre siècles de catholicisme habsbourgeois, la Hongrie s’est bâtie une foi solide indissociable de son identité et unité nationale. Un pays d’Europe centrale marqué depuis toujours par la coexistence de diverses nations et ethnies en son sein.
Pour le diplomate en poste depuis 2015, ce 41e voyage apostolique du Pape François constitue «une troisième rencontre» avec le peuple hongrois; confer la messe au sanctuaire marial de Csíksomlyó -nom hongrois de Sumuleu Ciuc- lors de son voyage en Roumanie en 2019, où avaient participé près de 100 000 Hongrois, puis le congrès eucharistique de Budapest en 2021. Entretien avec Édouard Habsbourg-Lorraine depuis la Villa Franknoi, abritant l’ambassade hongroise près le Saint-Siège à Rome.
Quelle est la nature de la proximité du Pape avec le peuple hongrois?
Elle est entre autres biographique et personnelle. En présentant mes lettres de créances au Souverain pontife -ndlr, le 7 décembre 2015-, je lui demandais: «Saint-Père, êtes-vous déjà allé en Hongrie?» «Pas encore, mais je connais tout sur la Hongrie», m'avait-il assuré, confiant se rendre chaque mois au monastère de «Mary Ward», du nom de cette vénérable religieuse anglaise de la Renaissance, aujourd'hui situé près de Buenos Aires lorsqu’il en était encore l'archevêque. Un groupe de religieuses hongroises de la Société de Jésus ayant quitté leur pays natal en 1956 après la révolution s'était réfugié au sein du monastère. À leurs côtés, le Pape participait aux messes, aux confessions, aux repas. «J’ai tout appris de la Hongrie par ces sœurs», me soufflait-il.
Le congrès eucharistique et la visite du Pape ont ensuite déclenché quelque chose chez nous. Quelques jours avant sa venue en 2021, il y a eu une procession eucharistique du Saint-Sacrement dans les rues de la capitale, 300 000 personnes y ont pris part. Je n’ai jamais vu cela lors d’une procession en Europe ces soixante dernières années. Le peuple hongrois est un peuple chrétien millénaire, certes qui traverse des problèmes communs aux autres Européens, notamment celui de la sécularisation. Mais, plus que nombre d'Européens occidentaux, les Hongrois sont dotés d'une forte conscience de leur histoire.
Quels liens historiques unissent le peuple hongrois au Saint-Siège?
Peu après l’an mil, le roi Étienne Ier a choisi Rome au lieu de Constantinople. Le futur saint patron de la Hongrie a de suite construit une maison pour pèlerins à côté de la basilique Saint-Pierre. Nous avons un hymne du Pape entonné depuis des siècles et sommes très proches de saint Pierre. Cadeau des Papes, nous avons dans la crypte de la basilique Saint-Pierre une petite chapelle hongroise consacrée à la Magna Domina Hungarorum; donnée par Paul VI, inaugurée par Jean-Paul II en 1980. Une messe y a lieu tous les mardis matins. Jean-Paul II est venu deux fois en Hongrie à un moment crucial de l’Histoire. Ces liens entre le trône de Pierre et la Hongrie sont destinés à encore plus s’approfondir après ce 41e voyage apostolique.
Aujourd'hui, quels sont les points de convergence entre le Saint-Siège et Budapest selon vous?
Beaucoup de médias soulignent la guerre en Ukraine comme thème commun. Les deux voix qui parlent de la paix et non de la guerre sont le Pape François et Viktor Orban. Ils ont évoqué ces dernières semaines les négociations et le cessez-le-feu. Le Pape s’est aussi rendu compte de nos positions sur la famille, sur la protection des mineurs contre l’idéologie du genre ou encore sur l’hiver démographique auquel il est attentif. Il apprécie notre politique financièrement généreuse avec les familles, mais aussi le fait d’encourager l’image de la famille dans l'espace public. Ces politiques en Hongrie ont infléchi quelques tendances: les mariages augmentent, les naissances aussi, tandis que les divorces et les avortements diminuent. Le Pape sait aussi que nous aidons les chrétiens persécutés dans le monde, pas seulement les chrétiens d’ailleurs, malgré la petite taille de notre pays -moins de 10 millions d’habitants. Nous avons conduit un projet avec le Vatican des Open Hospitals en Syrie, où le nonce apostolique à Damas avait sollicité Budapest pour aider ces hôpitaux.
Comment la politique en matière d’accueil des réfugiés ukrainiens est-elle perçue entre Rome et Budapest?
Jusqu’à maintenant, les différences entre Budapest et le Saint-Siège ont été pointées du doigt sur les migrants. Or, actuellement, la Hongrie, qui traverse la plus grande action humanitaire de son histoire, a accueilli un million de réfugiés ukrainiens. La plupart a traversé le pays pour aller ailleurs, mais 30 à 40 000 d'entre eux sont restés. Nous leur avons donné des logements, trouvé du travail, encouragé des entreprises à les embaucher, et les écoles à scolariser les enfants. La Hongrie est très préoccupée par la guerre chez son voisin ukrainien. Nous avons une minorité de 150 000 personnes de langue hongroise qui vit en Ukraine, en Transcarpatie. Nous entendons donc tous les jours les nouvelles dramatiques du front par ce biais, entre autres. Le Saint-Siège sait cela. Le cardinal Michael Czerny, préfet du dicastère pour le Service du développement humain intégral, est venu sur place l’année dernière constater l’aide à la frontière entre la Hongrie et l’Ukraine.
Quel message envoie ce voyage apostolique à l’Europe centrale?
Le Pape est très conscient de ce qu’est l’Europe centrale. J’ai l’impression qu’il observe bien la zone et s’y intéresse. Nous voyons cela aussi à travers les activités de la Secrétairerie d’État et les voyages de Mgr Gallagher, souvent en Europe centrale ou dans les Balkans. Ceci exprime aussi l’intérêt du Saint-Père pour cette partie de l’Europe. Je sais aussi que François est conscient de la situation «des Hongrois à travers la frontière». Quand il a préparé son voyage en Roumanie en 2019, et qu’il a rencontré ces 150 000 hongarophones pour une messe, c’est qu’il était très au fait de leur situation de minorité catholique en Roumanie. L’Europe centrale joue un rôle important de pont entre l’Est et l’Ouest.
Qu’est-ce qu’une diplomatie chrétienne selon vous, et est-elle possible?
Je fais ce travail depuis huit ans, et donc suis encore nouveau et jeune. Mais je me rends compte que la foi et les institutions religieuses peuvent très souvent aider là où les institutions séculières ne le peuvent plus. Une diplomatie de foi peut sauver des situations que l’État ne peut plus gérer. Dans certaines zones de crises, les populations n’ont plus confiance dans leurs responsables politiques, mais l'ont encore dans leurs chefs spirituels. Je vois tout le travail du Saint-Siège et du Pape, qui est une autorité spirituelle et morale. Il est respecté dans le monde entier car le Saint-Siège n’a pas d’intérêts propres, mais aide vraiment au dialogue et à la paix, offrant toujours une médiation.
Plus personnellement, je prie chaque matin avant d’aller au travail. Je passe une bonne partie de la semaine à genoux, car comme j’aime le dire à des amis, ici on me paye pour aller à la messe (rires). Une bonne partie de mon agenda est rempli de messes et de discussions avec des collègues ambassadeurs après ces célébrations. Il est plus facile de discuter ensemble après avoir prié ensemble. Beaucoup de mes collègues ambassadeurs sont aussi des chrétiens croyants, qui essaient de porter leur foi dans la vie quotidienne professionnelle.
Il était un grand diplomate chrétien et un Européen convaincu, Otto von Habsbourg, l’un de vos aïeux. Que pensez-vous qu’il penserait de l’Europe actuelle?
Otto était l’héritier de l’empire austro-hongrois. C’était la fin de la monarchie, il aurait pu toute sa vie poursuivre ce rêve de remonter sur le trône. Otto de Habsbourg connaissait l’histoire de la famille Habsbourg, connaissait l’histoire du Saint-Empire-romain germanique et celle de l’empire, dont le principe était la coexistence des nations, de façon paisible, autour de valeurs communes. Il s’est donc dit que le lieu possible où vivre cela est l’Europe unie. L’Union européenne, ce grand projet, nous a apporté la paix en Europe. Otto a lutté pour cela toute sa vie. Sous le communisme, il a insisté pour qu’au Parlement européen, plusieurs chaises demeurent vides en symbole des peuples de l’autre côté du rideau de fer.
Après 1989, la Hongrie et les autres pays ont pu accéder à ce projet, il serait donc content que l’UE existe encore. Peut-être verrait-il quelques améliorations à apporter, en tant que Habsbourg pensant fortement à la subsidiarité. C’est le principe le plus important de l’empire habsbourgeois, l’idée de respecter les nations, leurs mœurs, leurs langues, leurs droits. Je vois parfois une tendance au centralisme, à Bruxelles, qui ne respecte pas assez les voix diverses de l’Europe. Les peuples d’Europe centrale voudraient être respectés dans leurs idées locales, mais cela peut encore se produire. Je suis optimiste car le projet de l’Europe unie est le plus important de ces derniers temps.
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