Le Pape à Venise fait rentrer l’art en prison et signe la transfiguration de l’intime
Delphine Allaire – Cité du Vatican
Quand les clés de saint Pierre croisent le lion de saint Marc sous le pontificat François, le dialogue s’établit entre des artistes contemporains et 80 femmes détenues. Le pavillon du Saint-Siège, présent à la Biennale seulement en 2013 et en 2015, a réussi le défi de faire entrer l’art, quintessence de liberté, en milieu carcéral, parangon de réclusion. Un parti pris original que l’on retrouve à la prison de la Giudecca, ancien couvent augustinien et hospice pour courtisanes en reconversion. L’emplacement fut choisi par le directeur des collections Pinault à Venise, Bruno Racine, qui s’est vu confier le commissariat du pavillon Saint-Siège par le préfet du dicastère pour la Culture et l’Éducation, le cardinal et poète portugais José Tolentino de Mendonça, connu lors de précédentes fonctions; président de la Bibliothèque nationale de France et directeur de la Villa Médicis pour l’un, archiviste-bibliothécaire de la Sainte Église romaine pour l’autre. À ses côtés pour façonner la lettre et l’esprit du pavillon Vatican, Bruno Racine a choisi une autre figure muséale de l’Hexagone, l’historienne de l’art italienne Chiara Parisi, directrice du Centre Pompidou-Metz.
Le pavillon du Saint-Siège a pris ses quartiers cette année à la prison pour femmes de l'île de la Giudecca. Quelle est la genèse de ce choix?
Le cardinal José Tolentino de Mendonça et son collaborateur avaient toute une liste de lieux possibles, un seul correspondait au retour du Vatican à la Biennale: la prison pour femmes de Venise sur l’île de la Giudecca, monument à l’histoire intéressante. Ancien couvent dit des converties, les religieuses y accueillaient les anciennes courtisanes, les prostituées très nombreuses à Venise, qui, ne pouvant plus exercer leur métier, en apprenaient un autre. Elles étaient soumises à la vie d'une communauté, mais retrouvaient aussi une raison d'être et une dignité sociale.
Le cardinal a trouvé que ce lieu était l'idée juste, à la fois en ligne avec le message du Pape sur l'attention aux exclus et avec le thème de la 60e Biennale «Étrangers partout», «Stranieri Ovunque», car une prison est comme un pays étranger à l’intérieur d’un autre. Nous avons invité un certain nombre d'artistes à participer au projet en leur expliquant qu'il s'agissait d'un établissement pénitentiaire en activité, et non pas d'un lieu neutre ou d'une ancienne prison. Il fallait concevoir un projet qui implique de façon active celles qui vivent la prison au quotidien. Chacun l'a fait à sa manière.
Comment les femmes détenues ont-elles accueilli ce projet?
Ces femmes sont condamnées à de longues peines. Pour elles, cette prison n'est pas un lieu de séjour éphémère. Elles ont réagi différemment, en fonction de leur âge, de leur niveau d'éducation, mais il y a eu une réaction très chaleureuse à cette idée, y compris à la proposition que nous leur avons faite de jouer, à titre volontaire, le rôle de guides accompagnatrices des visiteurs. Ce fut un défi pour des personnes qui ne sont pas médiatrices de musées. Mais c’est la clé du projet que de ne pas être un simple projet artistique que des gens viendraient voir comme dans une galerie ordinaire, mais aussi une expérience humaine très forte, impliquant la rencontre avec les détenues, tant au niveau des œuvres des artistes que de l'expérience du visiteur.
Quelles sont les contraintes à investir artistiquement un tel lieu carcéral?
La prison n'est pas un espace de liberté, mais de frontières. À l'intérieur même de l'enceinte de la prison, il y a une foule de frontières, c'est-à-dire, de portes fermées. Exemple banal mais significatif, le visiteur doit non seulement s'enregistrer à l'avance, déposer un document d'identité, mais il ne peut pas pénétrer la prison avec un téléphone portable. Cela fait écho au titre polysémique choisi pour le projet et proposé par le cardinal lui-même: «Con i miei occhi», «Avec mes yeux». Métaphoriquement, vous devez entrer dans ce lieu en abandonnant vos idées préconçues et cet œil artificiel à travers lequel on regarde les choses aujourd'hui; pas d’Instagram ni de photos à l’intérieur du pavillon. Le visiteur est lui-même et seulement lui-même.
L'art dans un lieu de captivité. Quelle expérience intime cela peut-il provoquer chez les détenues?
C'est tout à fait évident et profond. Pour prendre des exemples de ce qui a été réalisé dans le cadre du pavillon, une artiste, Simone Fattal, grande dame de plus de 80 ans, d'origine syrienne et libanaise, a demandé aux détenues d'écrire des poèmes. Elle a reçu une réponse tout à fait extraordinaire, avec des textes pour certains absolument magnifiques, qu'elle a ensuite transposés sur des plaques de pierre volcanique de lave émaillée, composant une sorte d'anthologie de textes dans lesquels les détenues expriment leurs états d'âme, leurs espérances, leurs souffrances.
Marco Perego, le cinéaste, a tourné un film bouleversant, qui sera présenté à la Mostra del Cinema de Venise en septembre, dans lequel un certain nombre d'artistes, presque une trentaine, jouent parmi des figurantes détenues qu’on ne peut pas distinguer les unes des autres. Il est important de respecter et de protéger aussi ces femmes contre un voyeurisme, une intrusion.
Une autre artiste, Claire Tabouret, peintre française qui vit en Californie, a demandé aux détenues si elles avaient des photos d'elles enfants à l'âge de l'innocence. Celles qui en avaient les ont transmises, celles qui n'en avaient pas mais avaient des photos de petits enfants ou de neveux d'enfants qui leur sont proches, qu'elles aiment, ont pu les fournir. Claire Tabouret en a fait des œuvres originales, 23 monotypes. Certaines détenues étaient en larmes parce qu'effectivement c'est à la fois une fierté et une souffrance que de voir ces êtres dont elles sont séparées.
Ces exemples montrent comment l'intime est en quelque sorte transfiguré, réinterprété, mais de façon respectueuse et discrète en même temps par les artistes.
Le patronage du Siège apostolique pour une manifestation d'art contemporain, quel est selon vous le message envoyé?
Il y a à la fois un message à l'égard des artistes qui est qu'il n'y a aucune obligation, qu’il ne s’agit pas d'art religieux, ni de message confessionnel, mais de message universel. Ce que l'Église dit aux artistes est qu’elle apprécie ce qu’ils apportent, un autre regard, parfois prophétique et anticipateur, sans chercher à l'instrumentaliser, parce que -c'est très clair- nous avons eu carte blanche. L'autre message, plus spécifique à Venise, est que l'art n'est pas simplement pour un public d'amateurs, mais aussi quelque chose qui peut changer à sa manière le monde en le rendant plus vivable.
En tant que directeur de grandes institutions culturelles, que vous inspire cette venue pour la première fois de l'histoire d'un Souverain pontife à un tel rendez-vous artistique?
Nous ne nous attendions absolument pas à ce qu'il s’y rende en personne, mais ce que lui a présenté le cardinal de Mendonça est tellement en consonance avec ce qu'il pense et ce qu'il proclame que cela nous paraît cohérent. Néanmoins, cela reste un événement inattendu. Le cardinal lui-même raconte lorsqu’il a présenté le projet du pavillon «Avec mes yeux» au Saint-Père, celui-ci a plaisanté avec un certain humour: «Je veux le voir avec mes propres yeux». Cela souligne l'intérêt que ce Pape porte aux artistes et à ce qu'ils peuvent apporter dans le monde d'aujourd'hui de manière autonome.
Il faut accueillir cela avec beaucoup d'humilité. La portée symbolique me paraît importante, parce qu'il ne faut pas que l'art d'aujourd'hui soit assimilé à une sorte de mode ou un terrain réservé à une élite plus ou moins fortunée, mais à un message universel. Il faut trouver les moyens aussi de le rendre concret et ressenti par tous.
Mais nous avons touché une corde sensible. Car le pavillon a été visité par des personnalités importantes de l'art contemporain, très versées dans tout ce qui se fait, et elles en ressortent avec une émotion qui n'est pas du tout simulée.
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