Les malentendus de la grâce
Silvia Guidi - Envoyée spéciale à Rimini, Italie
Qu'est-ce que l’essentiel, quel est le choix à privilégier parmi les milliers d’alternatives qu'offre la vie, à chaque virage? Il n’y a peut-être pas de question plus inconfortable, pour un chrétien, plus ascétique au sens propre, c'est-à-dire plus liée à une montée à affronter, à un effort à accepter.
Ce n’est pas un hasard si le titre du livre du père Adrien Candiard Sur la montagne. L'aspérité et la grâce (Paris, Éditions du Cerf, 2023, 141 pages, 12 euros) a été traduit en italien par «La grazia è un incontro. Se Dio ama gratis, perché i comandamenti?» (La grâce est une rencontre. Si Dieu aime gratuitement, pourquoi les commandements?). La boussole est le Sermon sur la montagne, tandis que le pain de vie est à rechercher dans un mot aussi consumé par l'usage que mal compris, la «grâce». Le dominicain, qui a sereinement renoncé à une brillante carrière au sommet de la politique française pour «ne rien mettre devant l'amour du Christ» -il vit actuellement au Caire et est membre de l'Institut dominicain d'études orientales, et prieur du couvent local de l'ordo prædicatorum- s'est vu confier la rencontre d'approfondissement sur le thème du Meeting 2024 «Si nous ne sommes pas à la recherche de l'essentiel, alors que cherchons-nous?» qui s'est tenue le 21 août, introduite par Bernhard Scholz, le président du Meeting pour l'amitié entre les peuples.
Les lecteurs d'Adrien Candiard savent que l'auteur de la splendide pièce Pierre et Mohamed, jouée des milliers de fois dans le monde entier, n'hésite pas à s'attaquer aux questions les moins instinctives et les plus nécessaires. Le plus souvent, il les cherche. Les phrases les plus déroutantes de Jésus deviennent le moteur de sa pensée la plus originale et la plus profonde. «Quand je fais face un mur, j'écris un livre», sourit-il en parlant de son dernier ouvrage.
«S'il y a un obstacle, il faut plus de temps pour s'expliquer» et la difficulté se transforme en opportunité. Lorsque les comptes n'y sont pas, à un niveau trivialement logique, il y a quelque chose d'intéressant à démêler, à approfondir, à investiguer. Ou même à fixer longuement, dans l'attente d'images, d'hypothèses de réponses, ou simplement d'autres questions capables d'éclairer différemment des mots usés, d'ouvrir de nouvelles perspectives sur des chemins parcourus depuis des siècles. Sur la montagne. L'aspérité et la grâce est né de dialogues réels, de son expérience pastorale quotidienne en tant que curé en Égypte. C'est en répondant aux questions, précisément quand il est le plus difficile d'y répondre, que se déclenche l'accord d'une communication authentique. C'est ainsi que naît un nouveau thème à explorer, et un nouveau livre.
Nous, les chrétiens, poursuit le dominicain avec son autodérision habituelle, «nous perdons beaucoup de temps. La plupart des homélies sont consacrées au thème “combien il est difficile d'aimer son prochain, mais nous pouvons le faire”. Le vrai problème est plutôt d'accepter le fait que nous sommes aimés inconditionnellement, sans avoir à le mériter. Sans avoir à arranger les fleurs de la paroisse». Nous avons peur de la gratuité, il nous est difficile de l'accepter.
«Celui qui ne fait rien est aimé quand même», répète le père Candiard, rappelant la célèbre phrase «si vous ne devenez comme les petits enfants, vous n'entrerez pas dans le Royaume des Cieux». «Un enfant ne cesse de grandir. Il n'a pas d'ambitions, il a des parents. Il n'a pas de projets, il n'a pas de soupçons. Dans l'Écriture, il est répété des centaines de fois “n’ayez pas peur”. Il faut du temps pour que Dieu entre dans les pièces les plus sombres et les plus fermées de notre intériorité, là où nous pensons qu'il n’y a plus rien à faire, plus rien à changer». Le mot “grâce” est devenu désuet, il est mort de trop d'abstraction, poursuit-il. «Même nos bonnes intentions peuvent faire du mal. Ce n'est pas à moi de décider si je suis utile ou non. La tentation de se penser par rapport à sa propre utilité, de se sentir comme un mécanisme dans le plan du salut, est très subtile et très dangereuse. Heureusement que nous sommes des serviteurs inutiles, nous sommes faits pour recevoir le salut. Sinon, que pourrions-nous communiquer?»
Aimer, c'est se libérer même de soi-même; c'est le vrai sens de la «chasteté». «Si je veux t'aider sans que tu me le demandes, cela s'appelle de l'abus». Ce à quoi nous ne voulons pas renoncer, en réalité, c'est une image de nous-mêmes, déguisée en bonne intention, cachée inconsciemment sous le prétexte du bien de l'autre. «L'essentiel, dit le père Candiard en racontant un moment de prière vécu avec un petit groupe de pèlerins sur le mont des Béatitudes durant l'été 2023, c'est qu'en réécoutant ce matin le Sermon sur la montagne, j'entends encore la voix du Christ, son chant inimitable qui m'appelle et me rassure. Je n'ose plus lever les yeux vers les jeunes pèlerins. Il me semble maintenant que regarder leurs visages serait tenter indiscrètement de pénétrer le mystère de la rencontre vitale qui se joue dans l'écoute de la Parole (…) Je ne sais pas quel chemin prend la voix du Christ dans ces cœurs, et je ne dois pas le savoir. Ce que je sais, en revanche, c'est que tous les discours théologiques sur la grâce élaborés au cours des siècles se sont égarés en passant à côté de l'essentiel, qui m'éblouit comme le soleil d'été de Galilée approchant de son zénith: la grâce de Dieu est une rencontre, et c'est une rencontre d'amour».
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