Carême: un jeûne des écrans pour réincarner la vie spirituelle
Entretien réalisé par Delphine Allaire – Cité du Vatican
Et si l’effort de Carême était numérique? La pratique du jeûne, souvent associée à la nourriture, peut concerner aujourd’hui une autre activité prépondérante: le rapport aux écrans et la consommation d’Internet.
Saturation d’informations, déconcentration, sursollicitation… Les méfaits d’y consacrer un temps trop important sont nombreux. Tout comme les conséquences sur la vie spirituelle, qui risque alors une évacuation «du cœur et du corps», de toute la dimension incarnée, qui passe par les sacrements, la prière, la rencontre physique.
Se déconnecter donc durant 40 jours pour se recentrer et réajuster son mode d’être et sa relation à Dieu, c’est ce que conseille frère Jean-Alexandre, maître des novices au couvent des carmes d'Avon (77).
Radio Vatican: Pourquoi le Carême serait propice à une déconnexion des écrans?
La pédagogie du Carême propose le jeûne, souvent lié à la nourriture, mais je pense qu’il y aujourd’hui d’autres façons de se nourrir qui nous occupent un peu trop l’esprit au quotidien : c’est le rapport aux écrans et à la consommation d’Internet. Le jeune servirait donc non pas à diaboliser les écrans et Internet – de même que l’on ne diabolise pas la nourriture durant le Carême -, mais il s’agit de prendre de la distance par rapport à des choses qui en elles-mêmes peuvent être bonnes, mais qui parfois saturent un peu trop notre quotidien et nous pousse à des rapports idolâtriques, qui prennent trop de place dans nos vies. Il s’agit de nous réajuster dans notre relation aux écrans et aux nouvelles technologies pour mettre Dieu au centre.
R.V: Quels peuvent être les bienfaits spirituels et les valeurs cultivées par un jeûne numérique?
Le sens de l’intériorité tout d’abord. Les écrans par la lumière qu’ils diffusent nous tirent hors de nous-mêmes, nous fascinent, nous scotchent; conséquence, l’on sort de soi au mauvais sens du terme, on ne vit plus à partir «de notre cœur» au sens biblique, de notre liberté, de notre conscience, mais l’on vit dans un rapport extérieur à nous-mêmes. Le jeûne numérique aide à recentrer notre vie sur l’intérieur. La foi chrétienne nous dit que notre intérieur n’est pas vide, il est habité par la présence de Dieu qui demeure au centre de nous-mêmes, et qui fait que nous ne sommes pas seuls, car souvent nous cherchons à fuir.
R.V: Pourrait-on comparer ces quarante jours du Christ qui lutte dans le désert à une attitude de lutte contre les illusions numériques durant ce Carême?
Ce qui me semble intéressant dans cette analogie, c’est que dans les tentations vécues par Jésus dans le désert, le démon se sert beaucoup à la fois de la puissance et de l’image. La puissance, c’est «Transforme ces pierres en pain», et en soit le Fils de l’Homme pourrait le faire. Nous pouvons nous aussi avoir cette illusion avec internet que nous-mêmes sommes très puissants, l’exemple du smartphone est éloquent à cet égard. Le Carême et le jeûne des écrans nous aide à revenir à la réalité, au-delà de nos rêves de puissance.
L’autre point sont les images, mode de fonctionnement fondamental des écrans. Ces images activent notre imagination pour le meilleur et pour le pire, nous faisant vivre dans un monde d’images qui peut, là aussi, être déconnecté de la réalité. Jésus dans le désert est attaqué par l’Adversaire sur l’image qu’il peut avoir de son Père, de Dieu, de la puissance. Toutes ces images parfois gravées en nous par la consultation massive des écrans peut polluer notre vie spirituelle.
R.V: Au-delà même du Carême, l’articulation est difficile à trouver entre le virtuel et l’incarné, dans le catholicisme particulièrement…
Dans le numérique, le corps est faiblement impliqué. Comment pendant le Carême je prends soin de mon corps, qui me rappelle à des limites, à la vie sacramentelle ? On le voit bien avec la pandémie cette année et les conséquences au niveau des sacrements. Il y a un décrochage, en tout cas en France, dans certains lieux, de la pratique dominicale. Certains pensent que la messe à la télévision est fantastique. Elle l’est pour ceux qui ne peuvent pas se déplacer, mais rien ne remplace la rencontre sacramentelle, fraternelle et la place du corps. L’un des gros enjeux de notre rapport au numérique est de prendre garde à la désincarnation.
Notre foi est incarnée, «le Verbe de Dieu s’est fait chair». Il ne s’agit pas de dire que le numérique est nul ou prend toute la place, mais de lui articuler une place. Et c’est toujours la prière qui réajuste les choses. Le Carême est un moment privilégié pour cela. Sans la prière, nous pouvons nous agiter dans tous les sens, avoir l’impression de sauver le monde, mais en fait, devant Dieu, on ne fait pas grand-chose. Celui qui prie découvre une autre qualité de vie et d’être. Il fait peut-être moins, mais au fond il change plus les choses car il se change lui-même.
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