Le jésuite togolais Éric Goeh-Akue, coordinateur de "Mission et Identité" du Service jésuite pour les réfugiés (JRS) et le jésuite Jacques Haers, professeur émérite à l’Université de Leuven et collaborateur du JRS. Le jésuite togolais Éric Goeh-Akue, coordinateur de "Mission et Identité" du Service jésuite pour les réfugiés (JRS) et le jésuite Jacques Haers, professeur émérite à l’Université de Leuven et collaborateur du JRS. 

JRS: se réconcilier avec soi-même, pour participer à la réconciliation du monde

Dans le cadre de la formation des représentants régionaux du Service jésuite pour les réfugiés (JRS), il se tiendra jeudi 12 décembre 2024 à la Curie Générale des Jésuites, à Rome, un entretien public avec Agnese Moro, fille d'Aldo Moro, et Adriana Faranda, ex-membre de la Brigade Rouge. Cette conférence traitera de la réconciliation et «des voix possibles de réponse à la violence et au mal». Le jésuite belge Jacques Haers nous fait la présentation de cet événement.

Entretien réalisé par Stanislas Kambashi, SJ – Cité du Vatican

Le Service jésuite pour les réfugiés organise, du 9 au 15 décembre à Nemi, en Italie, un atelier de formation pour ses représentants régionaux, axé sur la dynamique de réconciliation de groupe. Le thème exploré est: «Notre Mission de Réconciliation : Explorer les Chemins de Réponse à la Violence et au Mal». L’activité phare de cette semaine de formation sera la rencontre publique autour de deux personnes aux histoires opposées: Agnese Moro, fille d’Aldo Moro, figure politique italienne tragiquement assassinée, et Adriana Faranda, ancienne membre d’un groupe armé des années 1970, la Brigade Rouge, qui a commis plusieurs tueries, dont celui du l’homme politique italien. L’entretien aura lieu l’Aula de la Curie Générale des Jésuites, à Rome, le jeudi 12 décembre et se focalisera sur le thème «Diriger par l’Accompagnement vers la Réconciliation». Ces deux témoignages poignants seront enrichis par les perspectives spirituelles et sociales des jésuites italiens Guido Bertagna et Camillo Ripamonti, figures majeures dans l’accompagnement des victimes et des marginalisés.

Nous proposons ici un entretien avec le Père Jacques Haers, jésuite belge, professeur émérite de l'université catholique de Leuven, qui depuis longtemps travaille avec le JRS.

Suivre l'entretien avec le père Jacques Haers, SJ

Le JRS organise un grand événement sur la réconciliation. Tout d'abord, quel est le cadre général de cet événement et quel est l'objectif poursuivi?

Le service jésuite aux réfugiés est en train d'approfondir sa propre mission et sa propre identité. Et ça se fait autour du concept, mais pas seulement le concept, autour de la réalité de la réconciliation. Il s’agit de voir comment le service jésuite aux réfugiés peut lui donner corps. Cette identité particulière est basée sur des traditions dans lesquelles le service jésuite aux réfugiés tient ses origines. Ce sont les traditions chrétiennes d’une part et les traditions jésuites d’autre part. Par ailleurs, le JRS ne se contient pas par ces traditions, elle va plus loin. Elle veut élargir. Dans la tradition chrétienne, une très grande importance est donnée à la réconciliation, accentuée encore une fois dans les priorités apostoliques universelles qui sont, pour nous jésuites, comme une mission pour les années à venir. Et la réconciliation dans les textes jésuites tient d’une phrase qui m'est très chère et qui m'aide beaucoup à comprendre ce qu'on est en train de faire. C'est dans un des documents fondamentaux de la Compagnie de Jésus, la Formulae Instituti de 1550, écrit par Saint-Ignace et ses premiers collaborateurs: «réconciliar a los desavenidos», réconcilier ceux qui ont été séparés. Cette petite phrase me paraît cruciale! Le point de vue qui ressort de cette phrase est que nous appartenons les uns aux autres à une grande et unique création et que dans cette appartenance les uns aux autres, il y a eu des brisures. Nous nous sommes séparés à certains endroits, nous nous sommes constitués en ennemis, nous nous sommes séparés de la nature, nous nous sommes séparés même de nous-mêmes et de Dieu. Il faut donc refaire l'unité. Il faut refaire, retrouver cette appartenance à la création, cette appartenance à soi-même, l'appartenance à Dieu, l'appartenance les uns aux autres, l'appartenance à la communauté et aux autres. Pour cela, il faut transcender les conflits qui existent, qui sont, en fin de compte, une façon d'approfondir cette coappartenance et cette co-créativité que nous tenons de Dieu. C'est cela l'effort à faire! C’est très intéressant de voir qu'on commence à comprendre très bien l'importance de cette réconciliation. C'est aussi ça l'effort de la synodalité. La synodalité veut dire: on est en route ensemble, on marche ensemble. Oui, on marche ensemble, les victimes et les bourreaux. On est en route ensemble, on est en train de créer un monde futur. La question est alors: comment le faire de façon réconciliée? Autrement dit, quels sont les points importants pour cette réconciliation, pour un monde soutenable à large place?


Le thème que cet événement poursuit, vous l’avez dit, c’est la réconciliation. Il s’agit donc d’explorer les chemins des réponses à la violence et au mal. Pourquoi ce thème, dans un monde tellement fracturé qui est le nôtre, un monde qui se confronte à des situations horribles et où même tout semble mis en œuvre pour des conflits violents?

Quand on voit les guerres qui se font en ce moment-ci, c’est vrai, c'est comme une préparation de nouvelles générations à la guerre future. C'est comme si on veut s'engouffrer dans une dynamique de conflit violent. Le pape François parlait de la troisième guerre mondiale par morceau. Et donc un des aspects de ce concept de réconciliation, de cette pensée de réconciliation, est ce qu'on commence à appeler, ou alors ce qu'Elias Lopez appelle la «Réconciliation préventive». C'est-à-dire, en pensant aux futures générations, se poser la question de savoir ce que nous voulons leur leguer pour qu'elles puissent vivre en paix. Autrement dit, quelle doit être aujourd'hui notre façon d'agir pour que les jeunes d'aujourd'hui et même les personnes encore non nées, donc les générations futures, puissent vivre dans un monde de paix soutenable et durable.

Pouvez-vous nous décrire les axes majeurs qui seront poursuivis tout au long de cet événement ? Ou alors, quelles seront les articulations majeures qui vont ponctuer cet événement ?

Ce que nous allons essayer de faire, c'est avec une trentaine de personnes, c'est de découvrir le cheminement intérieur nécessaire à la réconciliation, le cheminement d'un groupe qui s'engage, tout d’abord pour la réconciliation au sein de l'équipe même, pour espérer ensuite articuler cette mission de réconciliation dans le monde, au service des réfugiés, au service des migrants, mais aussi au service des peuples en guerre. C'est-à-dire, nous devons tout d’abord nous réconcilier avec nous-mêmes et avec notre source de vie profonde que nous appelons Dieu, et nous réconcilier dans les équipes qui vont mettre en pratique cette mission.


Quelle est l'activité phare de cet événement?

Comme je le disais tantôt, il faut avant tout voir cette activité dans le contexte d'un cheminement de ces 30 personnes. Ce que nous voulons, c'est que ces 30 personnes fassent à la fois un cheminement personnel, un cheminement en équipe, un cheminement au service de la réconciliation et des équipes dont ils font part. Et pour cela, nous aurons, par exemple, ce jeudi, un témoignage de la fille d'Aldo Moro, Agnese Moro, et Adriana Faranda, une participante aux Brigades Rouges d’autres fois. Ce sont deux personnes qui se trouvent à l'opposé les unes des autres dans un conflit et qui ont commencé à se rencontrer, afin d'articuler un mouvement de pardon, afin d'articuler un moment de réconciliation. Ce sont des témoignages personnels qui nous invitent à entrer dans nos propres narratifs pour découvrir ce que peut signifier et comment peut s'articuler un moment de réconciliation, mais aussi découvrir comment un effet tellement brutal, que la mort et l'assassinat de quelqu'un, peut, quand même, encore porter fruit à large terme. C’est conversation, comme je e disais au début, entre une victime et la personne qui a fait le mal. Il s’agit alors aussi d’explorer cet espace du mal, afin d'y découvrir aussi qu'il peut y avoir des sources de réconciliation et de paix. Ça ne veut pour autant pas dire qu'on oublie ce qui s'est passé.

Du reste, il y aura d'autres intervenants, des spécialistes qui présenteront des perspectives sur ces effets. Le Père Général des jésuites, lui-même pourrait lui-même faire une présentation. Et, une de ses orientations est la mise en relation entre la justice et la réconciliation. Le Père Arturo Sossa accentue très fortement l'importance de la réconciliation et de la justice, ils les connectent tous les deux. Il faut aussi faire justice pour pouvoir se réconcilier et en se réconciliant, on fait justice parce qu'on recouvre ces relations originaires dont nous faisons partie. On retrouve ceci dans l'annuaire des jésuites de 2025 qui vient d'être publié, spécialement consacré aux migrants. Et, les réfugiés dans le monde, il y en a en ce moment-ci environ 130 millions. D'ici 25 ans, il y en aura peut-être1000 millions. Il faut vraiment une action forte si on veut éviter cela. Il faut une action non seulement au niveau personnel et d'aide caritative, mais aussi une action structurelle. Cette action structurelle doit partir du niveau personnel, partir du niveau des gens qui s'engagent. La compagnie de Jésus, par exemple, doit se réconcilier à l'intérieur d'elle-même pour pouvoir avoir une force réconciliée. La compagnie de Jésus, a déjà un grand service des réfugiés.  Ça ne veut pourtant pas dire qu'on est parfait. C'est la même chose dans l’Eglise. D’où, l'effort de synodalité à l'intérieur de l'Église est un effort de réconciliation à l'intérieur, comme je le disais tantôt, afin qu'elle puisse assumer de façon meilleure sa mission de réconcilier dans le monde.

Plus tôt, vous avez parlé, d'un monde marqué par des violences, des guerres, des conflits, mais aussi des tentatives désespérées de ceux qui partent de leur milieu pour aller chercher une vie meilleure ailleurs et qui par conséquence deviennent des migrants et des déplacés, ainsi de suite. Dans tout ceci, quelle réponse concrète on peut attendre de cet événement que le JRS organise?

Le JRS est au service des réfugiés et des migrants. Donc ce que le JRS essaye c'est de trouver dans ces conflits, c’est de découvrir des routes, des chemins qui permettent aux gens, non pas tout d’abord de se réconcilier, ce qui n’est pas automatique, mais de trouver une solution vers un monde plus soutenable de paix, d'appui mutuel, où les gens reçoivent l'opportunité de vivre leur vie de façon sereine, de vivre leur vie de façon complète. Donc c'est tout un cheminement. Et sur cette route, la réconciliation n'est pas la première solution que nous donnons. Par ailleurs, la réconciliation se pratique de façon très différente selon les situations auxquelles on est confrontées. Ce qui se fait en Afrique, par exemple, n'est pas la même chose que ce qui se fait en Amérique latine, en Europe de l'Est ou en Asie. C'est des situations différentes où le JRS s'engage contextuellement à travailler à la fois à la réconciliation et la transformation des conflits.

Transformer, voilà un concept adéquat !  On ne solutionne pas les conflits, on les transforme afin qu'il devienne un outil de paix. Quel est donc l'appel que vous lancez à travers cet événement ?

L'action à laquelle nous faisons appel, c'est de se rendre compte premièrement que notre mission dans le monde, c'est une mission de réconciliation, c'est de retrouver cette unité, je pourrais dire - pas une unité mécanique, par contre. Il faut retrouver cette appartenance à un ensemble qui est la création entière. C'est cela même le but de la réconciliation. Cet appel demande un effort personnel. Regarder ma propre vie, et voir qu'est-ce qu'il y a d'irréconcilié. A quoi dois-je travailler pour me réconcilier avec moi-même et me réconcilier avec cette force de vie que j'ai en moi, que nous chrétiens, appelons Dieu. Le grand exemple, est Jésus-Christ. La question est comment travailler à cotravailler avec des gens autour de nous de façon réconciliée ? Bref, il s’agit de se réconcilier soi-même pour être aussi réconcilié avec les autres, avec les équipes qui s'engagent, avec l’église qui s'engage. Autrement dit, se réconcilier pour ensuite s’approprier et travailler à cette mission de réconciliation dans le monde.


Un mot de la fin

L’Université de Leuven a une phrase qu’elle utilise : «il faut travailler à soi-même pour pouvoir changer le monde». Ce que veut dire cet énoncée, c’est qu’on change le monde en travaillant à soi-même. Cependant, il faut explorer le monde pour pouvoir travailler à soi-même. Revenant à notre thématique, la mission de réconciliation au monde nous invite à nous réconcilier avec nous-même, avec notre force de vie en nous et avec les gens avec qui nous travaillons à la réconciliation. Dans la mission auprès des réfugiés, le premier pas est de leur donner la capacité de devenir le sujet de ce processus de réconciliation, de pouvoir devenir un co-créateur de cette réconciliation, de ne pas de perdre dans sa propre situation mais de s’ouvrir à ce processus de réconciliation. C’est tout une trajectoire où nous nous sentons souvent sans force, où nous devons permettre cette force de vie que nous tenons au fond de nous-même de surgir, à fin de faire de nous des sujets de réconciliation.

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11 décembre 2024, 11:41