Le président tunisien Kaïs Saïed le 30 mai à Pékin. Le président tunisien Kaïs Saïed le 30 mai à Pékin.   (ANSA) Les dossiers de Radio Vatican

En Tunisie, la dérive autoritaire du président Kaïs Saïed

Le chef de l'État tunisien, élu en 2019 et qui s'est arrogé les pleins pouvoir deux ans plus tard, ne cesse d'augmenter la répression contre les voix dissidentes. Son mandat expire en octobre prochain mais personne ne semble en mesure de lui faire de l'ombre. Décryptage de cette dérive autoritaire en cours avec le chercheur Hatem Nafti, membre de l’observatoire tunisien du populisme.

Entretien réalisé par Olivier Bonnel-Cité du Vatican

Le 25 juillet 2021, le président tunisien Kaïs Saïed suspendait les travaux du Parlement avant d'annoncer la dissolution du Gouvernement. Au nom de l'article 80 de la Constitution, il s'accordait les pleins pouvoirs afin de diriger le pays. Le chef de l'État évoquait alors le contexte de crise sociale qui traversait son pays, aggravé par la crise du Covid-19, particulièrement meurtrière. Ce coup de force du président a depuis conduit à un démantèlement progressif des institutions du pays, comme la dissolution du Conseil Supérieur de la Magistrature.

La nouvelle constitution de l'été 2022 entérine un Parlement désormais composé de deux chambres, mais dont la fonction est principalement d'exécuter les volontés du président. Alors que se profile l'élection présidentielle d'octobre prochain, l'avenir politique de la Tunisie reste flou et se résume pour l'heure à l'autoritarisme sans cesse grandissant de Kaïs Saïed. Dans ce système hyper-présidentialiste, toute voix discordante est réprimée. Mi-mai, deux avocats étaient jetés en prison. Parmi eux, Sonia Dahmani, interpelée par des hommes cagoulés en plein direct télévisé.

L’Union européenne, les Etats-Unis et la France ont par ailleurs protesté contre la récente vague d’arrestations qui a visé des responsables d’associations d’aide aux migrants. En réponse, le président tunisien a dénoncé «une ingérence étrangère inacceptable». Comment expliquer cette dérive autoritaire dans le pays qui fut en 2011 le berceau des printemps arabes? Éléments de réponse avec Hatem Nafti, membre de l’observatoire tunisien du populisme. Il est l’auteur de l’ouvrage Tunisie vers un retour du populisme autoritaire ? (Riveneuve, 2022)

Hatem Nafti, membre de l’observatoire tunisien du populisme

Tout son discours s'inscrit parfaitement dans cette séparation entre le peuple et des élites supposément corrompues, et sa conception du pouvoir qui consiste à éliminer toutes les strates intermédiaires, à savoir les partis politiques, les institutions intermédiaires comme le Parlement, la société civile. Il s'agit d'affaiblir tout ce qui émane de la démocratie représentative. Kaïs Saïed ne s'adresse jamais aux médias, il parle directement au peuple via la page Facebook de la présidence de la République. Il contourne totalement les instances intermédiaires. 

Il a mis en place un régime dans lequel il y a, d'après lui, le peuple et sa représentation ultime qui est le président de la République élu au suffrage universel. C'est là d'ailleurs qu'on glisse entre populisme et autoritarisme.

Il a fait un coup d'État pour devenir le seul maître à bord et il a mis en place un nouveau régime dans lequel toutes les couches intermédiaires sont en fait des fonctions annexes, y compris la justice et le Parlement, qui n'est même pas une chambre d'enregistrement. On a vu des choses que même sous Zine el-Abidine Ben Ali et Habib Bourguiba, même sous les dictatures avant la révolution, nous n'avons pas connu, comme par exemple le fait d’interrompre l'examen d'un projet de loi.

Comment expliquer cette accélération de la dérive autoritaire du président dans cette Tunisie qui a été le berceau des printemps arabes en 2011?

En fait, le président tunisien a été élu en 2019, au bout de huit ans de transition démocratique plus ou moins chaotique. La révolution tunisienne était avant tout un mouvement social avec des demandes socio-économiques exigées par les Tunisiens. Et la réponse des élites a été plutôt une réponse institutionnelle de démocratie libérale, la Tunisie a peiné à trouver une réponse sociale. On a dit aux gens que la démocratie allait leur apporter la prospérité, mais ils se sont rendus compte que ça n'a pas été le cas. On est ainsi passé d'un système où tout était verrouillé, à une sorte d'oligopole de plusieurs partis politiques, avec tout ce qui a trait à la politique politicienne, des règles pour se maintenir au pouvoir, notamment pour le parti islamiste Ennahda, etc.

 

En 2019, Saïed est donc élu dans une sorte de vague dégagisme. Les partis classiques ont été laminés, le parlement est instable. On était alors sur un régime parlementaire, mais avec une coalition pas du tout stable qui fait que même les gouvernements n'arrivaient pas à tenir. En 2021, il en a donc profité pour faire son coup d'État, c'est à dire pour décréter l'état d'exception et puis derrière pour dérouler son projet, sur la base duquel il avait été élu. Sauf qu'il n'avait pas du tout les moyens de le mettre en place parce qu'il n'a pas présenté de députés à l'Assemblée, parce que cela nécessite des réformes constitutionnelles. Il a aussi profité de la crise du Covid, qui a été très violente en Tunisie. Tout cela s’est fait dans une certaine liesse populaire. Une bonne partie des élites le soutient au début car beaucoup ont pensé à tort qu'il allait s'arrêter aux islamistes.

Face à cette dérive autocratique, reste-t-il des forces qui peuvent s’organiser pour structurer une opposition?

Les élites tunisiennes aujourd'hui ne vivent pas dans la peur, elles vivent dans la terreur. S'opposer à Kaïs Saïed reviendrait presque à commettre un blasphème et ça, pendant longtemps les gens n’ont pas voulu le comprendre. Il reste dans les élites tunisiennes, comme ailleurs dans la société, une partie qui continue à soutenir ce président. Je prends l'exemple de l'UGTT, (l’Union générale tunisienne du travail, ndlr), la grande centrale syndicale qui a toujours été très puissante.

“L’État policier en Tunisie n'a jamais cessé d'exister”

La Tunisie semble être revenue à un État policier, comme elle a pu le connaître avant le printemps arabe. Mais quelles sont les différences avec l'ère déjà très répressive de Ben Ali?

L’État policier en Tunisie n'a jamais cessé d'exister. Mais avant on avait quelque chose de vertical, un président qui a fait carrière, en commençant dans les renseignements militaires avant d'intégrer les renseignements civils. Ben Ali est toujours resté le premier flic de Tunisie. Les différents gouvernements qui sont arrivés après 2011 ont tous essayé de mettre la main sur le ministère de l'Intérieur et Kaïs Saïed a réussi, avant même son coup d'État, à bien se faire voir du ministère de l'Intérieur. C'est quelqu'un qui voit des complots partout, et les services de sécurité se sont mis à lui servir des complots. «Untel veut vous tuer etc... » Cela renforce la paranoïa du pouvoir. Parmi les menaces, il y a bien évidemment l’étranger.

Le paradoxe aujourd’hui en Tunisie est que si vous interrogez les gens dans la rue, n’importe quel chauffeur de taxi, ils vous diront que le président fait plutôt du bon travail. Les gens continuent à le soutenir, mais c'est une sorte de soutien passif. Quand on a demandé aux Tunisiens d'aller voter par exemple, le pays a eu par quatre fois le record mondial d'abstention. (À peine plus de 10% de votants, ndlr). 

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31 mai 2024, 15:18