En Indonésie, la double infusion du dialogue interreligieux
Delphine Allaire – Cité du Vatican
Au pays des 212 millions de musulmans et 8 millions de catholiques, la pratique interreligieuse est pluriséculaire. Si le catholicisme fut apporté par saint François Xavier et les protestantismes par les colonisateurs néerlandais, les religions asiatiques parviennent en Indonésie grâce aux marchands venus d’Inde et de Chine, dès le VIIe siècle. L’islam, lui, y est plus tardif les premières traces de sultanat remontent au XIIe siècle.
Jadis perçu comme périphérique par son berceau originel dans les terres arides d’Arabie, l’islam des îles émeraudes indonésiennes a réussi une mue sans pareil et aiguise aujourd’hui l’intérêt du Golfe persique. «C’est l’une des rares démocraties du monde musulman et d’Asie du Sud-Est. A côté de cette réussite politique et aussi commerciale, l'Indonésie fait partie de cette zone de croissance asiatique qui a distancé une grande partie des autres pays du monde musulman», note Rémy Madinier, chercheur au Centre Asie du Sud-Est du CNRS. Quand le monde arabe a échoué presque partout ses printemps en 2011, les autorités indonésiennes, elles, se prévalent d’un modèle de coexistence pacifique et de contenir les radicalismes voisins. «Le fait d’être sorti par le haut des tensions interreligieuses fait que l'islam indonésien est de plus en plus regardé avec respect, si ce n'est avec une certaine envie par les autres populations ou du moins les états du monde musulman», ajoute le chercheur auparavant rattaché à l’IRASEC de Jakarta.
La recette d’un tel succès prend racine dans le Pancasila et l’action interreligieuse promue au niveau institutionnel comme civil. Les deux grandes organisations islamiques, leurs 35 et 45 millions de membres, présentes avec le Conseil musulman des Anciens pour accueillir le Pape François à la mosquée Istiqlal de Jakarta jeudi 5 septembre, œuvrent avec les quatre autres religions officielles, administrées par le puissant ministère des Affaires religieuses, que sont le protestantisme, le catholicisme, l'hindouisme et le bouddhisme. Le dialogue interreligieux est ainsi organisé aux niveaux national et local, avec des administrations compétentes spécifiques.
Une identité nationale inclusive
«Malgré ses 87% de musulmans, en Indonésie, l’islam y a le même statut que le bouddhisme, l’hindouisme, majoritaire à Bali, ou le christianisme prédominant sur les îles Moluques», rappelle la chercheur spécialiste de l’Asie du Sud-Est, Delphine Allès. Pour rassembler toutes les pièces de la mosaïque indonésienne, la coexistence interreligieuse est apparue comme ciment. «Trouver cette identité nationale commune qui n'encourage pas de mouvements séparatistes a entraîné un certain nombre de débats, notamment l'adoption de la référence que certains souhaitaient à l'islam», relate la vice-directrice de l’Inalco. Le Pancasila avec pour seul critère la croyance en un Dieu unique a su y répondre, encourageant dans son sillage vertueux le respect du pluralisme et la liberté de religion. Une vitrine internationale que l’Indonésie montre dans les sommets internationaux, le G20 des religions organisé à Bali lors de la présidence indonésienne du groupe en novembre 2022 en étant l’une des manifestations.
Mais le dialogue interreligieux en Indonésie se fait aussi au quotidien par l’imprégnation profonde d’un dialogue de vie, communautaire, comme dans les villages de Java. «L'ensemble d'un village, par exemple, va aller rénover le mur d'une mosquée ou repeindre une église. Et c'est une façon d'incarner d'une certaine manière cette solidarité qui transcende les frontières religieuses.» Une réalité fourmillante, estime Delphine Allès: «ll y un très grand dynamisme d’organisations de la société civile pleinement autonomes, qui s'engagent à un niveau plutôt local, plus discret, dans des initiatives très concrètes de dialogue interreligieux».
Entre musulmans et évangéliques, la concurrence des clochers et minarets
La volonté institutionnelle du dialogue interreligieux a mis du temps à s’appliquer localement, malmenée par les alternances politiques entre régimes autoritaires et démocratiques. «Nous avons encore aujourd’hui assez régulièrement des tensions avec une composante interreligieuse, même si celle-ci n’est jamais exclusive dans les conflits communautaires», explique Delphine Allès, identifiant par ailleurs la visibilité de discours intolérants et radicaux qui se manifestent par la volonté d'occuper l'espace public ou de limiter les activités qui irait à l'encontre des usages des religions minoritaires. Comme dans d’autres parties du monde, la notion de blasphème cristallise les tensions chez les musulmans et les évangéliques, estime la chercheure. «Depuis une quinzaine d’années, le prosélytisme, avec une concurrence très importante, en particulier dans les zones rurales et dans les îles extérieures de l'Indonésie ou les îles périphériques en Papouasie par exemple, ou aux Moluques, une vraie concurrence se joue entre des activités missionnaires musulmanes d'une part, chrétienne et évangéliste en particulier de l'autre, qui conduisent à des tensions locales. On voit des villages où s'érigent extrêmement rapidement et indépendamment du nombre de fidèles, des mosquées et des églises, avec une concurrence qui peut sembler anecdotique sur la hauteur des clochers et des minarets, mais qui reflète en fait des tensions locales qui peuvent être parfois assez importantes.»
Un islam au pluriel
Ces hostilités ne sont pas qu’interreligieuses mais peuvent être souvent intra-religieuses. «La société indonésienne étant très tolérante, on a une représentation d'absolument tous les courants de l'islam, depuis l'islam le plus libéral, avec des penseurs musulmans assez unique qui ne pourraient sans doute pas exercer ou du moins diffuser leur pensée dans d'autres pays à majorité musulmane et au bout du spectre, le djihadisme que l'on connaît dans d'autres pays», relève Rémy Madinier.
Dans ces islams au pluriel, le plus extrémiste fait le plus de bruit, notamment en Occident, constate le chercheur, notant que le djihadisme en Indonésie est plus circonscrit que dans certains pays européens, dont la France. Le phénomène de radicalisation le plus tangible et généralisé est selon le spécialiste plutôt «l’extériorisation de la pratique religieuse» depuis une trentaine d’années: «Un certain supplément de praxis dans les pratiques, c'est à dire très concrètement que les appels à la prière sont plus bruyants qu'autrefois. Cette foi musulmane plus démonstrative et manifeste qu’auparavant ne remet pas en cause la liberté religieuse, qui demeure garantie par les institutions. Abîmée ponctuellement, elle s’élargit de plus en plus sur les constructions de lieux de culte pour les religions minoritaires.
La pérennité du modèle réside donc dans la capacité de l'État à contrôler les groupes qui menacent les minorités religieuses, conclut Delphine Allès. Une question, une fois de plus, différenciée au niveau local dans ce pays décentralisé, grand comme de Dublin à Téhéran, aux variations territoriales forcément phénoménales.
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