Sofiia, une adolescente loin de Kiev mais une Ukrainienne pour toujours
Marie Duhamel - Cité du Vatican
Sofiia vient d’avoir 16 ans. Elle en avait 13 lorsqu’elle a quitté l’Ukraine. Ses parents ont décidé de son exil dès le lendemain de l’invasion russe. Le 25 février, elle quitte Kiev, «sa ville», pour un petit village des environs. Elle sera accompagnée par ses grands-parents bien plus loin de chez elle, en Belgique. Une tante de Sofiia vit à Liège depuis de nombreuses années. C’est chez elle qu’ils trouveront refuge, tous ensemble, pendant les six premiers mois de la guerre.
En six mois, les troupes russes avanceront depuis le Bélarus, il y aura le massacre de Boutcha, le siège de Marioupol, 125 000 km2 conquis à l’Est par Moscou. 5 500 civils et 9 000 soldats ukrainiens sont tués. «J’étais trop petite pour saisir ce qu’il se passait dans mon pays», explique Sofiia.
Réalités parallèles
En six mois, 6,6 millions d’Ukrainiens ont quitté leur pays à destination de pays membres de l’Union européenne. Des familles entières s’enfuient. Certaines se scindent. «Mes parents ne connaissent pas le français, ils n’ont rien à faire en Belgique». Si ses yeux s’embuent encore quand elle pense à la distance la séparant de ses parents et aux risques qu’ils prennent chaque jour, Sofiia dit comprendre la décision difficile et pérenne prise par ses parents. «Ils ont passé toute leur vie en Ukraine, ils ont leur travail à Kiev et ne peuvent pas laisser mes grands-parents de 75 ans derrière eux.» Car après six mois à ses côtés, ses grands-parents sont repartis au pays, la confiant à sa tante. L’urgence se résume alors en un mot pour Sofiia: s’adapter. «Il n’est pas toujours facile de vivre avec quelqu’un que tu ne connais pas trop». Il lui a fallu apprendre une nouvelle cartographie familiale, géographique, scolaire et linguistique.
Comprendre et se faire comprendre
Insérée comme 1764 adolescents ukrainiens dans une classe du secondaire (en tout 5481 mineurs ukrainiens sont scolarisés en Belgique francophone), le système scolaire l’a déboussolée. Les cours commencent plus tôt et finissent plus tard qu’en Ukraine, les pauses sont bien moins nombreuses, et il faut surtout comprendre ses professeurs. «Je travaille avec mon ordinateur, mais il est parfois vraiment compliqué de capter leurs mots, expressions et phrases», surtout dans le domaine scientifique. Passionnée par la chimie et la biologie, Sofiia réalise en ce moment un projet sur le coma.
Après trois ans à Liège, la jeune fille s’exprime avec clarté. Apprendre le français était vital. «Je dois parler de l’Ukraine. Le sujet est moins "populaire" qu’avant, alors il faut que je parle de mes sentiments, que je raconte ce qu’il se passe là-bas». Tous les matins, Sofiia s’informe et en parle à son entourage. «Si j’en parle à un ami, il en parlera à un ami et, au fur et à mesure, cela mobilisera tout un groupe». Le patriotisme se décline aussi à l’étranger. «Tu ne dois pas oublier que tu es ukrainienne, même si tu vis loin de l’Ukraine», dit-elle.
Reconnaissance à ceux qui nous protègent
À Liège, l’adolescente dit croiser des pro-russes, mais elle sait l’engagement européen aux côtés des autorités ukrainiennes. «La Belgique aide beaucoup mon pays. Quand je vois les nouvelles, je vois qu’on en parle et, vraiment, ça me plait». Elle s’y sent protégée. Sa peur se focalise sur ses parents. «Je sais qu’il y a beaucoup de morts chaque jour dans mon pays. Je ne devrais peut-être pas penser à ça à 16 ans mais ce sont des questions qu’on ne peut pas éviter toute sa vie». À titre personnel, Sofiia n’envisage pas d’aller au front, «je ne suis pas prête», mais elle ajoute immédiatement combien sa gratitude à l’égard de ceux qui protègent son pays, sa ville et ses proches est immense. «On doit tous leur dire merci, on leur doit notre vie. Grâce à eux je peux retrouver mes parents à Kiev».
Déconnexion
Sofiia se rend dans sa ville natale deux fois par an, pour les vacances d'été et pour Noël. Et la peur change de camps. «Ma mère tremble dès que je viens à Kiev. Il y a des missiles, des roquettes qui arrivent sur nous, même si on a une bonne défense aérienne, et c’est vrai, ça fait peur. Je comprends le stress de ma mère». Mais revenir c’est aussi découvrir un paysage qui ne l’intègre plus tout à fait. «Il y a de nouvelles maisons, de nouveaux blocs à Kiev. Parfois, je ne reconnais pas les places, les rues et cela me rend triste». La jeune fille juge «vraiment important de ne pas perdre le lien» avec son pays, «c’est normal, j’ai grandi là». Elle tâche de se raisonner: les choses évoluent, répète-t-elle, ainsi va la vie, «je dois juste l’accepter», mais la douleur est parfois vive, surtout lors des rencontres avec ses amies d’enfance restées dans la capitale. «Il n’est pas facile de trouver de thèmes sur lesquels échanger. Parfois, je parle de ce que je vis avec mes copines mais elles ne comprennent pas mes émotions, même si je les explique. Je partage, je précise, mais elles ne comprennent pas. C’est normal, elles n’ont jamais vécu ce que je traverse. Je comprends qu’on a perdu notre connexion et c’est vraiment dommage. Cela me blesse».
Les prémices d'une nouvelle diaspora
Quand Sofiia rentre d’Ukraine, elle emmène des livres en ukrainien dans ses valises. La jeune fille est soucieuse de ne pas se couper de la culture de son pays, de sa littérature, de ses films et de ses poètes. «J’adore un groupe de musique. Il s’appelle Zhadan i Sobaky. Il chante la guerre mais pas uniquement. Ce groupe parle à mon coeur». Aujourd’hui, le chanteur de la bande, Serhiy Zhadan, est engagé au front. Il a annoncé en juin dernier sur Facebook rejoindre la 13e brigade «Khartia» de la Garde nationale ukrainienne, mais avant cela il se produisait aussi en Europe pour les Ukrainiens contraints de déposer leurs valises à des kilomètres de chez eux. Sofiia est allée avec certains de ses amis, Belges inclus, à ses concerts. «C’était vraiment trop bien».
Au final, la toute jeune femme se sent plus proche aujourd’hui de ses amies, comme elle, exilées. Les garçons le sont tous, les filles presque toutes. «Nous nous retrouvons en Europe. Elles viennent chez moi une ou deux semaines. Ou alors on voyage ensemble, là où on peut».
Aider l'Ukraine de demain, d'ici ou d'ailleurs
Sofiia rêve à la fin de la guerre. Cela lui permettrait de voir enfin ses parents davantage. Mais, même si la paix advenait, elle estime qu’il faudrait attendre «un an ou deux avant que les choses ne reprennent leur cours». Un futur incertain qu’elle espère mais sur lequel elle ne s’appuie pas. Sofiia compte poursuivre ses études en Belgique ou aux Pays-Bas, car «ce serait plus facile en anglais». Sofiia souhaite étudier les sciences, ou alors la criminologie, les questions juridiques, ou enfin la programmation numérique. Pour un jour reconstruire l’Ukraine, «je dois commencer par moi-même». Et si son métier ne le lui permet pas directement, «il y aura toujours, assure-t-elle, de l’argent à donner, un projet à élaborer». Si elle devait choisir -ce qui semble aujourd’hui le cas- de ne pas rentrer au pays, elle sait qu’elle fera de son mieux pour son pays à l’avenir, que ce soit dans cinq ou dix ans.
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