La Syrie sous observation de la communauté internationale
Jean-Charles Putzolu – Cité du Vatican
Il y a près d’un mois, le 8 décembre 2024, le président syrien prenait la fuite en direction de Moscou, défait après 14 ans de guerre. Aujourd’hui en Syrie, le nouveau pouvoir prend ses marques, le maitre des lieux, Ahmed al-Charaa, connu auparavant sous son nom de guerre Abou Mohammed al-Joulani, tente de rassurer. L’homme a un parcours politique qui l’a vu se détacher de ses liens initiaux avec Al-Qaïda. Il dévoile aujourd’hui un visage que l’on attendait moins, celui d’un homme politique apparemment ouvert au dialogue. Al-Joulani semble vouloir jouer la carte de l'inclusion de toutes les composantes de la réalité syrienne
La communauté internationale observe cette transition particulière, et commence à envoyer quelques signaux avec la mise en place de missions diplomatiques et la réouverture des premières ambassades.
Entretien avec Didier Billion, directeur adjoint de L’IRIS, l’institut de relations internationales et stratégiques, et spécialiste du Moyen Orient.
Depuis un mois maintenant la Syrie est entrée dans une nouvelle ère, celle de l’après Bachar al-Assad, ère post famille al-Assad si l’on inclut le père, Hafez, président de 1971 à sa mort en l’an 2000. C’est aussi peut-être la fin d’une longue révolution initiée en 2011. Aujourd’hui un nouveau pouvoir se met en place, avec à sa tête un ancien jihadiste Ahmed al-Charaa; quel crédit accorder à cet homme?
Il faut évidemment, par définition, rester très prudent. Mais ce qui me paraît important, c'est la trajectoire politique de Ahmed al-Charaa. Il a fait ses premières armes dans les rangs jihadistes, en Irak tout d'abord, puis en Syrie. Il a connu plusieurs inflexions politiques au cours de sa carrière. Il l'a prouvé par ses choix jusqu'à une rupture avec le groupe dont il faisait partie initialement, Al-Qaïda. En tant que politologue, ce qui m'intéresse, c'est justement cette trajectoire politique. Sur ce point, on peut lui faire crédit avec précaution, mais comme à l'encontre de tout dirigeant de guérilla ou tout dirigeant militaire.
Ce qui est aussi très important, c'est la nouvelle séquence qui a été ouverte par le départ piteux de Bachar el-Assad. Les premières mesures prises par Ahmed al-Charaa et son entourage vont dans le sens d'une volonté de préserver l’unité de la Syrie, de construire un nouveau pouvoir, en rupture totale avec ce qui avait prévalu au long des longues dictatures du clan Assad.
Alors évidemment, il ne faut jamais donner a priori totalement crédit à un homme qui vient de prendre le pouvoir dans des conditions très particulières. Jugeons-le sur les faits, jugeons-le sur ses décisions. Nous sommes au tout début d'une nouvelle ère politique en Syrie. Pour le moment, il n'y a pas de faux pas et il y a visiblement une volonté affirmée de compromis, de dialogue, d'ouverture et de réconciliation avec ladite communauté internationale.
Ahmed al-Charaa semble vouloir jouer la carte de l'inclusion sur plusieurs plans. Sur le plan militaire il tente d’unifier tous les groupes armés. Est-ce que cela semble une étape clé dans cette phase de transition?
C'est effectivement très important et symbolique. Il y a visiblement de la part d'Ahmed al-Charaa une volonté de préserver l'unité des institutions syriennes qui, pendant plus de cinquante ans, ont totalement été modelées en fonction des intérêts propres du clan Assad. Elles doivent être refondées de fond en comble. Un des éléments les plus importants, c'est la question des appareils sécuritaires. Et nous savons qu'aujourd'hui la Syrie est traversée par l'existence de multiples groupes armés qui ont chacun un projet politique et des intérêts propres. Reconstituer une sorte d’armée nationale, de force, de sécurité nationale, d'une police nationale, me semble aller dans le bon sens. Mais pour ce faire, il y a un travail titanesque à réaliser. L'inclusion de la totalité ou de la grande majorité de ces groupes armés au sein d'une structure unitaire symbolisera l'unité retrouvée de la Syrie. Mais cela est plus facile à dire qu'à faire. La complexité de la situation est terrible. L'équation est à multiples inconnues pour la nouvelle équipe dirigeante.
On l'a vu récemment encore, des combats ont impliqué des factions pro-turques aux forces kurdes, témoignent de la complexité de la tâche…
Bien évidemment, il y a là un enjeu considérable. Il n'y a pas uniquement la question kurde qui se pose, mais elle est tout à fait centrale et prioritaire. Il y a une contradiction pour Ahmed Al-Charaa. S’il laisse trop d’autonomie, puisque telle est leur revendication, aux groupes kurdes qui continuent à gérer une bonne partie du nord-est du pays, alors il va irriter la Turquie avec laquelle il entretient d'excellents rapports. À contrario, s'il donne satisfaction aux exigences turques, c'est à dire la volonté de réduire l’autonomie kurde, il risque de se mettre à dos les groupes kurdes en question. Il faudra passer par des compromis avec à la fois ces groupes kurdes, mais aussi avec la Turquie qui aura un rôle déterminant dans la phase de transition.
Les minorités religieuses et notamment les chrétiens ont été consultées par le nouveau maître de la Syrie. Ahmed al-Charaa a multiplié les déclarations rassurantes. Quel serait l'avenir des minorités religieuses en Syrie?
Je pense que al-Joulani comprend parfaitement que les chrétiens syriens, -malheureusement bien peu nombreux désormais puisque, nombre d’entre eux sont partis pour fuir les combats de la guerre civile ou ensuite les exactions de Daesh- lui seront utiles pour se réinsérer dans la communauté internationale. La dimension chrétienne de l'histoire de la Syrie est très importante. Ahmed al-Charaa en est parfaitement conscient. Il a prouvé depuis une dizaine d'années que c'était un fin politique. On est d'accord ou pas avec ce qu'il peut développer, mais il a un sens de l’évaluation des rapports de force et du projet qu'il doit alimenter. Là aussi, je ferais preuve d'un optimisme raisonné. En ce sens, je pense que les chrétiens syriens qui restent sur place pourront continuer à pratiquer leur foi. En tout cas, évidemment, c'est souhaitable. Son intérêt, c'est d'inclure, y compris la communauté chrétienne dont on sait très bien l'importance qu'elle a eu dans l’histoire de ce pays et de cette région.
Quelles seraient les conditions pour une levée des sanctions qui étouffent la population et qui ont jusque-là empêché tout début de reconstruction de la Syrie?
Je pense que là aussi tout doit être négocié et qu'il ne s'agit pas de se précipiter. Il ne s'agit pas non plus de perdre du temps. Les sanctions avaient été prises contre le régime de Bachar el-Assad, contre ses exactions. Or, il n'est plus là. Donc, pour l'instant, il n'y a plus de raison objective qui justifie le maintien de ces sanctions. Toute levée doit se faire de façon très contrôlée, maîtrisée, en respect du droit international. Mais je pense que la levée au plus vite des sanctions sera un signal politique très important pour la réintégration de la Syrie dans le jeu international et régional. Et, très concrètement, la levée des sanctions permettra enfin d’imaginer -mais ça va prendre des années, voire des décennies- la reconstruction d’un pays martyr, sinistré. Certaines études internationales indiquent que 500 milliards de dollars seraient nécessaires pour procéder à la reconstruction de la Syrie. La tâche est titanesque, ne serait-ce que pour élaborer un plan de reconstruction.
Après les volets politique et économique, reste le volet judiciaire. Jusque-là, Ahmed al-Charaa a évité tout soulèvement, toute forme de vengeance. Quel sera le rôle de la justice? Est-il envisageable que Bachar el-Assad soit jugé?
Faire passer par un tribunal Bachar el-Assad et tous ceux qui, en Syrie, ont été responsables de la mise en œuvre des politiques décidées par Bachar el-Assad relève tout à fait de la logique de la reconstitution d'un État digne de ce nom. Mais il va falloir remettre en place de fond en comble un nouvel appareil judiciaire qui fait table rase de celui qui existait ou qui prétendait exister à l'époque de Hafez puis de Bachar el-Assad. Il est évident que même s'il y a une volonté de réconciliation de la part des nouvelles autorités politiques syriennes, il faudra bien que les responsables des exactions, des pires abominations dont étaient capables les affidés de Bachar el-Assad puissent être jugés et voire condamnés. Quant au cas précis de Bachar el-Assad, il y a une difficulté majeure. La Cour pénale internationale l'a évidemment dans son collimateur, mais pour l’instant il est protégé par Vladimir Poutine à Moscou. Or, Poutine lui-même est visé par la CPI. Ce n'est plus seulement une question de justice, c'est une question politique qui relève de l'avenir du droit international et des décisions prises par la Cour pénale internationale. C'est dans ce cadre un peu plus général que le cas précis de Bachar el-Assad pourra être réglé.
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