Le Pape au quotidien de Naples: la Méditerranée, matrice culturelle du dialogue

Delphine Allaire – Cité du Vatican

Dans un entretien mené par les journalistes Francesco de Core et Angelo Scelzo, le Pape François développe sa réflexion sur la Méditerranée comme route d’avenir, et revient sur quelques thèmes phares du Mezzogiorno, pertinents pour le reste du monde: l’environnement, le crime organisé, la pauvreté, mais aussi sur l’incroyable résilience et espérance à extraire de ces fardeaux.

De Buenos Aires à Naples… les parallèles entre ces deux métropoles sont nombreux, et la ville natale du Pape François lui rappelle bien la cité du Vésuve. Un trait d’union: «le Sud» avec sa beauté et son lot de malédictions. «J'ai voyagé en Méditerranée, dans la mare nostrum, et j'ai vu de mes propres yeux les yeux des migrants. J'ai vu la peur et l'espérance, les larmes et les sourires pleins d'attentes trop souvent trahies», relate l’évêque de Rome, se souvenant avec force des paroles que leur avait adressées à Lesbos en 2016 «son ami et frère», le Patriarche œcuménique Bartholomée: «Celui qui a peur de vous ne vous a pas regardé dans les yeux. Celui qui a peur de vous n'a pas vu vos visages. Celui qui a peur de vous n'a pas vu vos enfants», affirmait le chef de l’Église grecque orthodoxe devant les eaux turquoises de la mer Égée.

De la Mare nostrum à la Mare mortuum

«Quand je pense à la Méditerranée, à Lesbos, à Chypre, à Malte, à Lampedusa, je pense que les terres que cette mer baigne sont précisément celles où Dieu s'est fait homme», poursuit François lors de cette interview napolitaine.  

«Jésus est né ici, ce qui était son berceau est en train de devenir un cimetière sans pierres tombales, un mare mortuum», déplore-t-il à nouveau, mettant en garde contre les tisseurs de peur et de méfiance, face à la confiance, la fiabilité, la paix. Et le Saint-Père de faire ainsi allusion à l’autre face de la médaille napolitaine, «l'extraordinaire capacité créative des Napolitains». «Je pense à la façon dont elle peut être utilisée pour faire ressortir le bon du mauvais, la joie de vivre des difficultés, l'espérance même là où il semble n'y avoir que gaspillage et exclusion. A ce rôle d'exemple, je pense que Naples peut se sentir appelé». Naples est le paradigme de la question du Sud en Italie, selon François, mais la question du Sud est universelle, elle concerne l'avenir du monde entier, précise-t-il, l’assimilant à la question des inégalités.

«C'est pourquoi je continue d'exiger que les grandes entreprises cessent de détruire les forêts, de polluer les rivières et les mers et d'intoxiquer les populations et les denrées alimentaires. La dramatique inondation de la région des Marches, qui a endeuillé et ruiné tout le pays, est une nouvelle confirmation que le défi climatique mérite la même attention que le Covid et la guerre», a-t-il ajouté, appelant de ses vœux «une créativité orientée vers le bien», dénonçant la lucre des géants des technologies, ou celle des trafiquants d’armes.

Le mal se rachète par la bonté

Répondant à l’inévitable question sur le crime organisé qui gangrène Naples et le Sud de la péninsule, ce que le Pape avait constaté visitant le quartier Scampia, symbole de la mafia, au printemps 2015, l’évêque de Rome lance, rassure et tempère: «Le crime organisé est un fléau. Il touche tout le monde. Le Nord et le Sud. Je l'ai dit à Naples: nous avons tous la possibilité d'être corrompus, aucun d'entre nous ne peut dire: "Je ne serai jamais corrompu". Quand je pense à Naples, à la Campanie, je pense aussi à Don Peppe Diana, à saint Joseph Moscati, à Bartolo Longo, l'apôtre du Rosaire. Au courage des choix. Au parfum du bien. L'espérance ne doit jamais s'estomper. Tout peut être racheté par la bonté».

Interrogé sur les «baby-gangs», triste réalité de la ville, le Pape répète que ce «monde souterrain» n’est pas seulement un problème de Naples: «Pour moi, le vrai visage de Naples est autre. C'est celui des gens de bien, accueillants, généreux, hospitaliers, créatifs dans le bien. C'est celui de la beauté naturelle de son golfe, qui enchante tous ceux qui ont eu le privilège de le voir, d'en rester enchantés et de conserver le désir de pouvoir y retourner un jour».

Mais il est vrai qu'on peut aussi partir de Naples pour parler de l'outrage fait aux enfants quand on les prive de leur innocence, qu'on leur vole leur enfance, pour les conduire sur le chemin de la criminalité, reconnaît-il, regrettant que tant d'enfants dans le monde ne savent même pas ce qu'est l'école, et tombent souvent entre les mains de délinquants qui les éduquent au crime, voire à la guerre, comme les enfants soldats.

Pour le Saint-Père, Naples n'est pas la seule ville à connaître les dynamiques opposées du bien et du mal, et l'apparente contradiction de leur manifestation dans les mêmes lieux. «Ce sont souvent ceux qui ont moins qui donnent plus, ce sont les pauvres qui nous apprennent le partage, la proximité, l'entraide. Le mot solidarité, en revanche, effraie le monde développé, si souvent incapable de croire que plus on donne, plus on sera donné. La redécouverte de ce mot est la boussole qui permet de faire de nouveaux pas en avant».

Échapper à la tyrannie d'être en ligne

Interrogé par Il Mattino sur son rapport aux médias, le Pape a répondu attendre d’un média beaucoup d’humilité dans la difficile recherche de la vérité, dans le souci de ne pas offrir une fausse représentation de la réalité, dans l'aveu de ses propres limites.

«Il ne faut pas être trop plein de soi pour avoir, en soi, l'espace nécessaire pour accueillir l'histoire de la réalité. (…) Ne pas se limiter à une narration presque pornographique du mal, qui vous hypnotise, vous bloque. J'ai dit un jour que le bon journalisme a besoin de temps. Le temps d'écouter et de voir par soi-même, le temps de sortir des rédactions, d'arpenter les rues, de rencontrer les gens, d'user les semelles de ses chaussures; parce que tout ne se raconte pas à travers un courriel, un téléphone ou un écran. Et même si c'est difficile, il est nécessaire d'échapper à la tyrannie d'être toujours en ligne, sur le téléphone et l'ordinateur. Je suis toujours très impressionné lorsque je lis les histoires de journalistes qui ont été tués alors qu'ils faisaient leur travail et qu'ils le faisaient de cette manière».

La Méditerranée, matrice culturelle du dialogue

Le Pape est enfin revenu sur sa participation dans la cité parthénopéenne au colloque sur la théologie de la Méditerranée en juin 2019, première étape, précédant la signature du document sur la fraternité humaine à Abou Dhabi avec le Grand Imam d'Al-Azhar, auquel il la relie. Et le Pape argentin, éminemment méditerranéen, de citer l’un des prophètes de la paix en Méditerranée:

«Il y a plus de soixante ans, Giorgio La Pira disait que la conjoncture historique que nous vivons, le choc des intérêts et des idéologies qui secouent l'humanité en proie à un incroyable infantilisme, redonnent à la Méditerranée une responsabilité capitale: redéfinir les règles d'une Mesure où l'homme laissé au délire et à la démesure puisse se reconnaître» (Discours au Congrès méditerranéen de la culture, 19 février 1960, éd.).

À l'heure des petites pensées et des ambitions sans limites, nous devons redécouvrir la «mesure humaine». Selon François, il est clair que la Méditerranée est la matrice historique, géographique et culturelle du dialogue (avec l'accueil et l'écoute) comme «critère, méthode, mesure d'un discernement qui se poursuit».

Le Pape a conclu en disant admirer le plus les qualités napolitaines de gaieté, pensée positive, résilience et générosité; mais aussi «la capacité de voir réellement les pauvres, de les regarder dans les yeux, et de ne pas rester indifférent». «Je pense qu'il y a beaucoup à apprendre des Napolitains», a-t-il tranché.