Au Pharo, la feuille de route du Pape pour la Méditerranée
Delphine Allaire – Marseille, France
Depuis la ville aux 60 consulats, Marseille «sourire de la Méditerranée», le Pape a souligné les ressources infinies de la Méditerranée, berceau de civilisation en dépit «de son entrelacement de conflits». Il a défini la Mare nostrum comme espace de rencontres entre les religions abrahamiques, pensées grecque, latine et arabe, entre la science, la philosophie et le droit, diffusant dans le monde «la haute valeur de l'être humain, doté de liberté, ouvert à la vérité et en mal de salut». Après avoir convoqué le grand historien de la Méditerranée, Fernand Braudel, le Saint-Père a cité l’ancien maire de Florence, Giorgio Lapira, instigateur des colloques méditerranéens, qui qualifiait ce bassin «de mystérieux lac de Tibériade élargi» (Discours d'ouverture du 1er Colloque méditerranéen, 3 octobre 1958).
Pour l’évêque de Rome, la Méditerranée est aussi mer de Galilée: lieu où se concentrait à l'époque du Christ une grande variété de peuples, de cultes et de traditions et où se déroula la plus grande partie de la vie publique de Jésus. Un contexte instable, qui appelle «à élargir les frontières du cœur, en dépassant les barrières ethniques et culturelles. Voici donc la réponse qui vient de la Méditerranée: cette mer pérenne de Galilée invite à opposer la «convivialité des différences à la division des conflits», a noté le Saint-Père, citant T. Bello, Benedette inquietudini.
La Méditerranée, miroir du monde, laboratoire de paix
La mare nostrum, au carrefour du Nord et du Sud, de l'Est et de l'Ouest, concentre ainsi les défis du monde entier comme en témoignent ses «cinq rives» (l'Afrique du Nord, le Proche-Orient, la mer Noire-Égée, les Balkans et l'Europe latine), à l’avant-poste des défis climatiques; il s'agit de «sauvegarder le maquis méditerranéen, écrin unique de biodiversité», exhorte François.
«Comme nous avons besoin de cela dans les circonstances actuelles où des nationalismes archaïques et belliqueux veulent faire disparaître le rêve de la communauté des nations! Mais avec les armes on fait la guerre, pas la paix, et avec l'avidité du pouvoir on retourne au passé, on ne construit pas l'avenir», s’est exclamé le Pape.
Par où commencer alors pour enraciner la paix? Sur les rives de la Mer de Galilée, Jésus commença par donner de l’espérance aux pauvres, en les proclamant bienheureux. «C'est de là qu’il faut repartir, du cri souvent silencieux des derniers, et non des premiers de la classe qui élèvent la voix même s'ils sont bien lotis».
Le changement de rythme de nos communautés consiste à les traiter comme des frères dont nous devons connaître l'histoire, et non comme des problèmes gênants; il consiste à les accueillir, et non les cacher; à les intégrer, et non s’en débarrasser; à leur donner de la dignité, a égrainé François.
Marseille, capitale de l'intégration
«Aujourd'hui, la mer de la coexistence humaine est polluée par la précarité qui blesse même la splendide Marseille», a déclaré le Pape. Marseille est la capitale de l'intégration, a lancé le Pape sous les applaudissements, poursuivant: «Là où il y a précarité il y a criminalité: là où il y a pauvreté matérielle, éducative, professionnelle, culturelle, religieuse, le terrain des mafias et des trafics illicites est déblayé. L'engagement des seules institutions ne suffit pas, il faut un sursaut de conscience pour dire “non” à l'illégalité et “oui” à la solidarité, ce qui n'est pas une goutte d'eau dans la mer, mais l'élément indispensable pour en purifier les eaux».
Le Pape constate un déclin de la prise en charge des problèmes, interpellant fortement l’assemblée: «Qui aujourd'hui est proche des jeunes livrés à eux-mêmes, proies faciles de la délinquance et de la prostitution? Qui est proche des personnes asservies par un travail qui devrait les rendre plus libres? Qui s'occupe des familles effrayées, qui ont peur de l'avenir et de mettre au monde de nouvelles créatures? Qui écoute les gémissements des personnes âgées isolées qui, au lieu d'être valorisées, sont parquées dans la perspective faussement digne d'une mort douce, en réalité plus salée que les eaux de la mer? Qui pense aux enfants à naître, rejetés au nom d'un faux droit au progrès, qui est au contraire une régression de l'individu? Qui regarde avec compassion au-delà de ses frontières pour entendre les cris de douleur qui montent d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient?»
Le Souverain pontife pense à tant de chrétiens, souvent contraints de quitter leur terre ou d'y vivre sans que leurs droits soient reconnus.
Un berceau devenu tombeau
Il y a un cri de douleur qui résonne plus que tout autre, et qui transforme la «mare nostrum en mare mortuum», la Méditerranée, «berceau de la civilisation en tombeau de la dignité,» exhorte-t-il, pensant au cri étouffé des migrants.
Et le Pape de lancer un appel à tous les ports de la Méditerranée: «Marseille a un grand port et elle est une grande porte qui ne peut être fermée. Plusieurs ports méditerranéens, en revanche, se sont fermés. Et deux mots ont résonné, alimentant la peur des gens: “invasion” et “urgence”. Mais ceux qui risquent leur vie en mer n'envahissent pas, ils cherchent hospitalité».
Le Saint-Père a rappelé combien l’urgence migratoire n’est pas «une crise momentanée bonne à susciter une propagande alarmiste», mais «un fait de notre temps», concernant trois continents et «qui doit être géré avec une sage prévoyance, avec une responsabilité européenne». «La mare nostrum crie justice, avec ses rivages où, d’un côté, règnent l'opulence, le consumérisme et le gaspillage et, de l’autre, la pauvreté et la précarité», a-t-il regretté, rappelant que l’Église universelle dénonce cela depuis un demi-siècle, en particulier Paul VI dans l’encyclique Populorum progressio: «Les peuples de la faim interpellent les peuples de l'opulence», et les trois devoirs des nations les plus développées -devoir de solidarité, de justice sociale, et de charité universelle.
La dignité humaine, seul critère
Certes, « les difficultés d’accueil, de protection, de promotion et d’intégration de personne non attendues sont sous les yeux de tous», a reconnu François, répondant cela aux inquiétudes: «Le critère principal ne peut être le maintien de leur bien-être, mais la sauvegarde de la dignité humaine. Ceux qui se réfugient chez nous ne doivent pas être considérés comme un fardeau à porter: si nous les considérons comme des frères, ils nous apparaîtront surtout comme des dons».
Le Souverain pontife a interpellé tous les peuples de la Méditerranée «à un sursaut de conscience pour prévenir un naufrage de civilisation». «Contre le terrible fléau de l’exploitation des êtres humains, la solution n’est pas de rejeter, mais d’assurer, selon les possibilités de chacun, un grand nombre d’entrées légales et régulières, durables grâce à un accueil équitable de la part du continent européen, dans le cadre d’une collaboration avec les pays d’origine», a-t-il détaillé, prévenant:
«Dire “assez” c’est au contraire fermer les yeux; tenter maintenant de “se sauver” se transformera demain en tragédie».
L'intégration est difficile mais clairvoyante
Selon lui, l’intégration est difficile, mais clairvoyante: «elle prépare l’avenir qui, qu’on le veuille ou non, se fera ensemble ou ne sera pas»; «l’assimilation, qui ne tient pas compte des différences et reste rigide dans ses paradigmes, fait prévaloir l’idée sur la réalité et compromet l’avenir en augmentant les distances et en provoquant la ghettoïsation, provoquant hostilité et intolérance», a-t-il relevé.
Le Pape a fait allusion au témoignage de saint Charles de Foucauld, le «frère universel», aux martyrs de l’Algérie, doté «d’un style de vie scandaleusement évangélique», mais aussi à d'autres figures françaises comme saint Césaire d’Arles, le philosophe Pascal et saint Jean Cassien, moine méditerranéen par essence, venu de Roumanie.
La charité, magna carta de la pastorale
Le Pape a incité les chrétiens à témoigner de l’Évangile de la charité: «Non pas broder l’Évangile de paroles, mais lui donner de la chair; non pas mesurer la visibilité, mais dépenser dans la gratuité». «Ne chargeons pas les personnes, mais allégons-les», a supplié le Souverain pontife, «L'Eglise n'est pas une réunion de prescriptions, mais un port d’espérance pour les personnes découragées.»
«Qu’elle soit un port de ravitaillement, où les personnes se sentent encouragées à prendre le large dans la vie avec la force incomparable de la joie du Christ», a continué François, parvenant à la troisième image de son raisonnement, celle du phare illuminant la mer, pour donner un cap aux Églises méditerranéennes depuis le palais éponyme du Pharo.
Le Pape François a évoqué l’opportunité de créer une conférence ecclésiale de la Méditerranée, idée suggérée par le cardinal Jean-Marc Aveline dans son introduction. «En pensant au port et au thème migratoire, il pourrait être profitable de travailler à une pastorale spécifique encore plus reliée, afin que les diocèses les plus exposés puissent assurer une meilleure assistance spirituelle et humaine aux sœurs et aux frères qui arrivent dans le besoin», a aussi ajouté le Pape, s’adressant directement aux jeunes de la Méditerranée.
La formation des jeunes, porte du dialogue
«Marseille est une grande ville universitaire qui abrite quatre campus: sur les quelque 35 000 étudiants qui les fréquentent, 5 000 sont étrangers. Par où commencer à tisser des liens entre les cultures, sinon par l’université? Là, les jeunes ne sont pas fascinés par les séductions du pouvoir, mais par le rêve de construire l’avenir», a remarqué François, souhaitant «que les universités méditerranéennes soient des laboratoires de rêves et des chantiers d’avenir». Le Pape a mis en garde les jeunes «contre les nombreux fondamentalistes aujourd'hui à la mode dans le monde».
Des jeunes bien formés et orientés à fraterniser pourront ouvrir des portes inespérées de dialogue. «Si nous voulons qu’ils se consacrent à l’Évangile et au haut service de la politique, il faut avant tout que nous soyons crédibles: oublieux de nous-mêmes, libérés de l’autoréférentialité», a-t-il exhorté, prônant le mélange et l’ouverture à d’autres cultures dès l’enfance.
Enfin, François a conclu abordant aussi le défi d’une théologie méditerranéenne centrée sur une pensée «qui adhère au réel, “maison” de l’humain et pas seulement des données techniques».
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