Un an de guerre en Ukraine: le témoignage du nonce apostolique
Svitlana Dukhovych - Cité du Vatican
Ce 24 février 2023 marque le premier anniversaire de l'agression russe contre l'Ukraine: il y a un an, l'Europe plongeait dans la guerre, une guerre qui a apporté beaucoup de dévastation et de souffrance, qui a séparé de nombreuses familles et qui, en même temps, a montré le courage du peuple ukrainien, sans étouffer son espoir de vivre sur sa propre terre dans la paix et la liberté.
Dans le monde entier ont lieu des initiatives à l’occasion de ce jour particulier. En Ukraine, au sanctuaire marial de Berdychiv, est prévue une veillée de prière à laquelle participent les évêques latins du pays ainsi que le nonce apostolique Mgr Visvaldas Kulbokas, qui a choisi depuis le début de la guerre de rester en Ukraine pour partager la souffrance de la population et témoigner de la proximité du Pape et de toute l'Église.
Excellence, pourquoi est-il important de commémorer cette date par la prière?
Pourquoi la prière, je l'expliquerais ainsi. Dimanche dernier, nous avons eu une célébration très importante dans la cathédrale gréco-catholique de Kiev: la consécration épiscopale d'un évêque auxiliaire de Kiev a été célébrée. L'Évangile parlait de fraternité... Jésus notre Seigneur a dit: "Ce que vous avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait: vous m'avez habillé, vous m'avez désaltéré, vous m'avez nourri, vous m'avez visité quand j'étais en prison". Cet Évangile - qui en soi devrait être clair, et qui l'est peut-être dans la plupart des régions, parce que quand on a la volonté, on peut donner à boire, donner à manger, habiller, visiter - ici, cependant, dans cette guerre, et malheureusement dans de nombreuses situations, on ne réussit pas à le vivre. Par exemple, en mars dernier, avec la bénédiction aussi du Saint-Père François, j'ai essayé d'aller à Marioupol pour évacuer des personnes, apporter de l'eau, du pain... Je n'ai pas eu la possibilité, je n'ai pas eu la permission.
Le cardinal Krajewski, en avril, a essayé de faire la même chose, et il n'a pas pu. Aujourd'hui, nos prêtres, nos religieux et religieuses, nos volontaires tentent d'apporter de l'aide dans les régions de Kherson, Zaporijia, Bakhmout, Kharkiv, et beaucoup d'entre eux finissent sous les bombardements, comme cela est arrivé au cardinal Krajewski lui-même en septembre dernier, ou au prêtre blessé dans la région de Kharkiv il y a un mois, ou encore à une religieuse qui a également été blessée. Vous ne pouvez pas apporter de l'eau, vous ne pouvez pas apporter du pain. Et puis encore, nos prêtres gréco-catholiques faits prisonniers en novembre dernier, c'étaient deux prêtres rédemptoristes qui travaillaient à Berdyansk, nous ne pouvons pas leur rendre visite. C'est un contraste très fort: dans ces conditions de guerre, nous ne sommes pas en mesure de réaliser l'Évangile. Du moins pas dans toutes les situations et pas dans toutes les régions.
C'est pourquoi le besoin de prier devient encore plus fort...
Oui, la prière que nous ferons sera une supplique au Seigneur et à la Mère de Dieu: fais-nous revenir au monde créé par Dieu parce que le monde dans lequel nous vivons actuellement a été créé par la violence, l'agression, la guerre, mais ce n'est pas le monde de Dieu. Un autre aspect très important que nous trouvons si nous relisons l'histoire. J'ai relu il y a quelques jours l'histoire de la Rus' de Kiev. La Rus' de Kiev, donc cette même Kiev dans laquelle je me trouve maintenant, déjà au 11ème siècle, vers l'année 1037 a été confiée comme État, comme principauté, à la protection de la Vierge Marie. La principauté de Kiev, dans l'histoire de l'humanité, dans l'histoire du christianisme, est l'une des plus anciennes entités, l'un des plus anciens États à être confié à la protection de la Vierge.
Par conséquent, lorsque l'année dernière le Saint-Père François, en union avec tous les évêques du monde, a reconsacré l'Ukraine et la Russie au Cœur Immaculé de Marie, ce fut un acte par lequel la consécration à la Vierge Marie - en ce qui concerne l'Ukraine - a été renouvelée. Et donc, à nouveau, le 24 février, il y aura une prière à la Vierge Marie, sachant que nous avons déjà confié plusieurs fois l'Ukraine à sa protection, donc nous nous tournerons vers elle comme ses enfants. Alors pourquoi cette prière? Parce que nous voyons très clairement que dans une année de guerre aussi intense, aucune autre solution ne peut être trouvée, donc il ne reste que le miracle divin, il ne reste que la prière et c'est notre principale arme spirituelle, c'est même la plus efficace. Et nous avons une confiance totale - j'ai une confiance totale - dans la protection de la Vierge Marie.
La perception de votre mission de nonce a-t-elle changé au cours de cette année de guerre?
Il y a certainement plusieurs aspects, mais je voudrais en souligner un en particulier, l'aspect spirituel. Tout d'abord, en étant ici, nous ne savons jamais ce que nous pourrons vivre au moment suivant: si une rencontre aura lieu, si nous aurons de la lumière, si nous aurons une connexion téléphonique ou si un missile ou un drone arrivera à la place... Pour cette raison, c'est un regard constant vers Dieu, c'est une espérance spirituelle très intense pour laquelle je suis très reconnaissant au Seigneur, parce que c'est un don. Pour ma part, je vois la plénitude de ce que je comprends comme la mission d'un nonce apostolique: d'une part, continuer à représenter le Saint-Père et l'Église, et d'autre part, faire l'expérience personnelle d'un défi spirituel continu et très intense.
Le 28 décembre dernier, au cours de l'audience générale, le Pape François a rencontré quelques femmes ukrainiennes: épouses, mères, filles, sœurs de soldats ukrainiens faits prisonniers par l'armée russe. Nous savons que vous les aviez déjà rencontrées à la nonciature de Kiev. Au cours de cette année, la nonciature apostolique a soutenu de nombreuses initiatives similaires. Quelles sont celles que l’on peut rappeler?
Oui, il y a eu plusieurs moments qui sont restés gravés dans mon cœur. J'en citerais peut-être deux en particulier. Le premier est une rencontre avec les épouses de deux soldats que j'ai rencontrés à la nonciature en mai: c'était l'époque où les défenseurs de Marioupol se livraient comme otages. L'une de ces dames avait déjà perdu son mari, malheureusement; l'autre était en contact avec son mari à ce moment précis. Et j'ai vu ce que l'on ressent lorsque la connexion téléphonique est coupée: la ligne tombe et la femme ne sait pas si elle a déjà perdu son mari pour de bon à ce moment-là ou s'il est encore en vie. Puis, après quelques minutes, la ligne revient et elle pleure parce que celui qu'elle croyait mort est toujours en vie. C'est un traumatisme continu, à chaque seconde. Il y a aussi un autre aspect que j'ai vécu à plusieurs reprises: les groupes, les associations de mères, d'épouses, parfois de sœurs ou même de frères, qui m'ont dit à plusieurs reprises: "Nous ne savons pas s'il est vivant ou non, s'il est blessé ou non. Nous ne pouvons pas lui rendre visite, nous ne pouvons pas savoir où il se trouve, nous ne pouvons pas savoir s'il a des vêtements chauds pour les mois froids de l'hiver".
C'est une incertitude permanente, et c'est une torture. Tous ces témoignages restent imprimés dans mon esprit et je les porte dans la prière, surtout à la messe, et dans le chapelet quotidien.
Dans de nombreuses régions d'Ukraine, on entend dire que les gens sont fatigués de la guerre. Percevez-vous ce même sentiment? Que peuvent faire les catholiques du monde entier pour aider le peuple ukrainien en ce moment? Les besoins ont-ils changé depuis le début de l'année?
Il est clair que la fatigue se fait sentir à tous les niveaux, car l'année a été très intense. J'ai vu les statistiques il y a quelques jours: 150 000 maisons détruites. Ce ne sont pas seulement des chiffres, parce que chaque destruction provoque non seulement de la douleur, non seulement des pertes, mais aussi des difficultés. À Mykolaïv et à Kherson, de quoi les gens ont-ils besoin? Ils ont par exemple aussi besoin de sous-vêtements, car il n'y a pas assez d'eau propre pour les laver. Les volontaires et les prêtres me disent que lorsqu'ils apportent du pain, les gens commencent à manger sur place, dès qu'ils le reçoivent, et il en va de même pour l'eau et les vêtements thermiques - comme les t-shirts thermiques que le cardinal Krajewski a apportés plusieurs fois... Il y a aussi de la fatigue dans la région de Kharkiv, où il y a beaucoup de maisons sans fenêtres et de gens qui vivent dans des sous-sols. Ou à Bakhmout, où les gens sortent des abris pour aller chercher de la nourriture apportée par les bénévoles de Caritas, puis courent se cacher dans les abris.
Les besoins ont également augmenté, et de beaucoup, par rapport au début, parce que maintenant, en plus du besoin de nourriture, il y a aussi un manque de chauffage, et déjà beaucoup d'organisations et de bienfaiteurs ont donné des générateurs ou des poêles. Et puis, il y a d'autres besoins encore plus exigeants: dans de nombreux endroits, il y a une grande demande de psychologues qui peuvent conseiller les membres de la famille sur la façon de gérer les traumatismes psychologiques qu'ils ont subis soit directement, soit avec les membres de la famille ou les soldats qui reviennent du front; il y a aussi les blessés. Et puis il y a la grande urgence des enfants. Il existe de nombreuses organisations qui seraient heureuses, dans la mesure du possible, d'offrir aux enfants ukrainiens un foyer dans les pays voisins de l'Ukraine, où les enfants pourraient séjourner pendant quelques semaines dans un endroit calme, sans vivre constamment avec le stress de la guerre.
Le Pape François a porté l'Ukraine dans son cœur tout au long de l'année, manifestant lors de pratiquement chaque célébration ou audience sa solidarité, sa proximité avec les personnes touchées par cette terrible tragédie. Quelle trace ces paroles ont-elles laissée en vous et chez les personnes que vous avez rencontrées?
Je voudrais avant tout souligner ce que me disent les représentants des gouvernements et des autres Églises: "Malheureusement, tous les chefs religieux n'expriment et ne manifestent pas cette proximité avec les personnes qui souffrent". Alors que chez le Pape François c’est évident. Il suffit de prendre en main ce volume publié en décembre dernier, appelé L'encyclique sur l'Ukraine, et ce n'est qu'un volume des discours du Pape François prononcés au cours des dix, onze derniers mois. Sans parler de la lettre du Pape François adressée à tous les Ukrainiens, le 25 novembre. Cette lettre exprime deux aspects très importants: l'un est sa grande chaleur, sa grande proximité face à la souffrance: tout le monde a perçu cela. Ensuite, comme vous l'aurez également perçu à Rome et ailleurs, il arrive parfois que le symbolisme ou les termes utilisés ne soient pas compris de la même manière dans les différents pays, et cela arrive encore plus en Ukraine où la guerre est vécue directement.
Cette lettre était très importante et démontrait clairement la perception du Saint-Père. Dans les comparaisons utilisées par exemple, même cette belle comparaison avec le froid que la Sainte Famille a enduré à Bethléem, et maintenant le peuple ukrainien qui souffre du même froid. Tant de comparaisons utilisées dans cette lettre ont été reçues comme de l'oxygène, parce que c'est un texte très clair. C'est ce que m'ont également dit les chefs d'autres Églises - je ne parle pas ici des catholiques, mais aussi des chefs d'autres Églises - les diplomates et les représentants des gouvernements, car ils ont apprécié la clarté et la grande chaleur de cette lettre. C'est comme si elle était la clé de nombreuses autres interventions. Le Saint-Père a offert l'herméneutique de nombreux autres textes plus courts. Je lui en suis également très reconnaissant, personnellement, très reconnaissant.
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