En Syrie, commémorer les défunts sans capituler devant la mort
Entretien réalisé par Adélaïde Patrignani – Cité du Vatican
Elle fait partie de ces pays en guerre dont on ne parle plus tellement. La Syrie vit une crise sans fin. Plus de onze années de conflit on fait près de 400 000 morts et 200 000 disparus, selon l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme. Sur 21 millions d'habitants avant la guerre, 6,6 millions ont fui le pays pour trouver refuge à l'étranger. Parmi la population qui est restée, 90 % vit sous le seuil de pauvreté, les sanctions internationales affaiblissant considérablement l’économie.
Derrière les chiffres, il y a tous ceux qui vivent quotidiennement cette situation dramatique. C’est le cas du frère mariste Georges Sabé, à Alep depuis 2012. Il a fondé avec un couple l’association des "Maristes Bleus", qui vient surtout en aide aux jeunes. Il témoigne à propos de la situation actuelle et des célébrations de la Toussaint.
Nous sommes passés par deux crises importantes: l’une est le Covid et toutes ses conséquences. La deuxième et la plus grave, c'est la situation économique, avec une hausse du taux de change, et en même temps quelque chose de très galopant dans les prix des denrées alimentaires, et le pouvoir d'achat qui est en train de diminuer énormément.
Concernant la guerre, c'est vrai que, par exemple, la ville d'Alep, la ville de Damas et plusieurs autres villes sont actuellement complètement pacifiées. Mais il reste certaines parties - qui sont le Nord-Est de la Syrie et l'Ouest de la Syrie, la partie d’Idlib, le Nord-Ouest de la Syrie, qui sont des régions actuellement encore en grand conflit. Et nous ne connaissons pas d'horizon de paix pour ces régions-là: comment ça va évoluer, à quel niveau est ce que ça sera, par un règlement politique, par un règlement militaire? Il y a un conflit d'intérêts énorme pour les grandes puissances et en même temps des puissances de la région comme la Turquie. On reste donc toujours dans une situation qui pose beaucoup de questions sur la guerre et la paix.
Quel est le sens de votre présence sur place en tant que communauté chrétienne, malgré les difficultés?
Je pense qu’aujourd'hui, la Syrie a un appel spécial. Le Seigneur nous invite, en tant que chrétiens, à travers l'Évangile, à aller vers l'autre, à s'ouvrir à l'autre. C'est ce que nous avons essayé de faire: accepter que l'autre, qui est différent, puisse avoir aussi sa place dans nos projets, dans nos cœurs et dans notre vision d'une construction de l'homme, avant la construction de la pierre. Nous tenons, et nous voulons tenir en tant que congrégation religieuse, en tant qu'Église. Nous voulons rester, rester pour être témoins.
Je considère que la guerre nous a été imposée. La guerre a fait de nous aujourd'hui des personnes qui sont dépendantes. L'homme ou la femme, la personne syrienne, avant la guerre, n'était pas du tout une personne dépendante. C'était une personne qui se levait et qui cherchait à travailler, à gagner son pain, à vivre dignement. Aujourd'hui, malheureusement, avec la guerre, entre autres choses, il y a beaucoup de mentalités qui ont changé et qui sont devenues des mentalités de personnes dépendantes de l'autre. Et contre ça, il faut lutter, il faut travailler dans l'éducation, il faut travailler dans le développement de la personne humaine pour rendre cette dignité à l'homme que nous sommes, pour que nous nous disions que nous sommes capables de nous lever et de continuer le chemin.
Qu'est-ce qui vous pousse à agir malgré cette guerre qui dure?
Le Seigneur nous précède sur le chemin. Il suffit de mettre la main dans la main de Dieu. Il suffit d'accepter que ce soit Lui qui conduise notre chemin. Ce n'est pas facile, il faut savoir dialoguer, il faut savoir être transparent et il faut surtout, pour moi, être au service de l'homme. Il y a des jours où nous sommes très fatigués, des jours où c'est tellement, tellement déprimant d'écouter la souffrance humaine qui se répète avec des histoires - c'est vrai que ce sont des histoires sacrées - mais des histoires dignes d'être dans nos prières et dans notre regard vers le Seigneur.
Mais il faut inventer le chemin. On ne peut pas seulement avoir les bras croisés et être là à se plaindre et à se dire «vous voyez, on ne peut plus rien faire, c'est fini, il faut plier bagages et partir». Je crois qu'il y a un espoir quelque part. Il y a aussi ce regard de l'Église, qui nous regarde avec beaucoup d'affection, beaucoup d'amour, beaucoup de confiance pour nous dire «continuez le chemin dans la mesure du possible».
Le 1ᵉʳ novembre, on a fêté la Toussaint. Comment parlez-vous de la sainteté aux jeunes dont vous vous occupez?
Parler de la sainteté, c'est parler de l'aspiration à être en dialogue. Tout ce que j'essaie de dire à nos jeunes aujourd'hui - et je crois que c'est important - c'est que la sainteté passe par le chemin de l'autre. La sainteté n'est pas uniquement une voie verticale, ce n’est pas seulement des temps de méditation et de prière, c'est aussi une action de s'ouvrir à l'autre. C'est ce chemin consistant à découvrir la volonté de Dieu. Quand je parle aux jeunes, avec toutes les difficultés qu'ils ont, tous les problèmes, quand je les invite à sortir d’eux-mêmes, quand je leur dis «écoutez, il y a cette vieille personne qui est toute seule, vous pouvez faire quelque chose»… ça, c'est des petits actes de sainteté.
La sainteté n'est pas un état qu'on va vivre après notre mort. La sainteté, c'est réaliser ce Royaume de Dieu parmi nous, dans notre terre, dans notre pays, accepter de ne pas avoir des préjugés sur l'autre, donc accepter de démolir ces murs. Pour moi, cette sainteté passe aussi par la solidarité. Je crois que là, Marie prend toute sa place pour Lui dire comme elle a dit à Cana: «Écoute ceux-ci, il leur manque ta présence et il leur manque ton aide, il leur manque ton amour et nous voudrions être ta main, ton oreille, ta parole, tes yeux. Et dans la mesure du possible, de notre possible, ton cœur aussi».
Le 2 novembre, l'Église commémore les fidèles défunts. Quel regard portez-vous sur la mort, étant donné votre histoire et l'histoire de votre pays?
La mort, nous a visité de très près, a visité nos jeunes de très près. La mort a été envahissante. Jusqu'à maintenant, l'odeur de la mort plane dans certaines ruelles de la ville, dans certains bâtiments détruits. La mort nous a visités. Elle voulait nous emmener vers le chemin du désespoir. Elle nous dit: «refusez la guerre !» Elle a détruit assez, elle a détruit la personne humaine, elle a détruit le cœur de l'homme, elle a détruit la sécurité, elle a détruit l'avenir pour beaucoup de personnes. Elle a même détruit nos familles, parce qu'elle elle les a obligées à se disperser partout dans le monde.
Et la mort continue à nous visiter. Nous sommes devenus une population - en tant que chrétiens -dont la pyramide d'âge est une pyramide inversée. Il y a beaucoup, énormément de personnes âgées toutes seules, abandonnées, dont les enfants ont quitté le pays ou sont sortis, ne sont plus revenus, et qui sont abandonnées à elles-mêmes. La mort est là. À travers un projet que nous avons, qui s'appelle "Pain partagé", nous offrons à 250 personnes âgées plus de 80 ans, un repas chaud quotidien. Ce sont nos jeunes qui prennent les plats et les portent à ces personnes âgées.
Tout ce que nous cherchons à vivre, c'est d'être en relation avec l'autre. Donc le 2 novembre, c'est vrai, c'est le jour de nos défunts. Nous allons les visiter dans leurs tombeaux, nous allons prier devant leur tombeau, nous allons allumer un cierge, nous allons mettre un peu d’encens. Peut-être qu'on aura les larmes aux yeux, on aura des souvenirs qui reviennent, mais la mort ne peut pas nous vaincre. Nous pouvons la vaincre dans notre foi, mais aussi dans notre action quotidienne avec le monde dans lequel nous vivons.
Merci d'avoir lu cet article. Si vous souhaitez rester informé, inscrivez-vous à la lettre d’information en cliquant ici