Australie: rejet possible d'un référendum sur les droits des Aborigènes
Le Premier ministre travailliste Anthony Albanese appelle à voter «oui» pour mettre fin dit-il «à 200 ans de promesses non tenues et de trahisons, d’échecs et de faux départs» vis-à-vis des Aborigènes qui représentent 3,8% des 26 millions d’habitants du pays. Une terre que peuplent leurs ancêtres depuis 60 000 ans. À moins d’un revirement de dernière minute dans l’opinion, la réforme devrait cependant être rejetée. Le «non» est crédité de 60% des suffrages, selon les derniers sondages.
Martin Préaud est anthropologue, spécialiste des Aborigènes. Ce référendum, explique-t-il, vise à réparer en partie des siècles d’injustice.
Les Aborigènes et les insulaires du détroit de Torres ont été envahis par les colons britanniques qui se sont appropriés la pleine souveraineté sur l'entièreté de leur territoire et ont fondé leur richesse sur l'exploitation des ressources naturelles de l'Australie pendant de nombreuses années. Au cours du XXᵉ siècle, les Aborigènes ont travaillé sans rémunération et lorsqu’ils ont été acceptés au sein de la citoyenneté australienne, aucune mesure de compensation ne leur a été fournie. À partir de ce moment-là, des politiques sociales se sont mises en place qui, depuis des années, ne parviennent pas à résorber ce qu'on appelle «l'écart» entre les Aborigènes et le reste de la population australienne.
Et si, depuis 70 ans, des politiques publiques qui sont censées rétablir une égalité, ne fonctionnent pas, soit on peut considérer que l'administration australienne est parfaitement incompétente, soit on peut considérer qu'il y a des biais qui interviennent dans la construction et dans la mise en œuvre de ces politiques publiques qui les rendent presque par nature inefficaces.
Et ça se traduit dans les chiffres: leur taux d'espérance de vie est de 10 ans inférieur à celui du reste de la population australienne; leur taux d'incarcération n’a rien à voir avec leur proportion dans la population; leur taux de chômage ou de pauvreté sont sans commune mesure avec ce que vivent les autres Australiens, tout comme la prévalence de certaines maladies.
Pour les Aborigènes, que changerait une victoire du «oui» au référendum?
Le changement proposé consiste à introduire un nouveau chapitre dans la Constitution australienne qui, en reconnaissant les peuples aborigènes et insulaires du détroit Torres en tant que premiers peuples de l'Australie, établit pour eux, auprès du Parlement et du gouvernement fédéral, une instance de représentation qui peut émettre des avis consultatifs sur les politiques publiques et les lois qui les affectent.
La «voix» des Autochtones qui serait créée auprès du Parlement ne serait jamais qu'un conseil consultatif émettant des avis dont le gouvernement ou le Parlement n'auraient pas à tenir compte, rien dans la proposition de réforme constitutionnelle ne le garantit. Donc en cela, c'est une proposition assez inoffensive. Néanmoins, c'est une «voix» inscrite dans la Constitution, donc elle ne peut pas être abolie comme l'ont été des instances de représentation précédentes.
Et puis c'est quand même la possibilité pour les Aborigènes de construire une représentation politique au niveau fédéral, ce qui n'est pas le cas actuellement et ce qui pourrait donner lieu à une revitalisation des mouvements politiques aborigènes en tant que mouvements politiques. Mais en termes de pouvoir et de transformation des choses, sur le papier, rien n'est garanti et effectivement, on peut dire que ça ne va pas assez loin. Mais les partisans du «oui» disent que c'est déjà un pas dans la bonne direction.
Pourquoi cette proposition est-elle portée par le parti travailliste?
Plusieurs confessions religieuses en Australie se sont dites favorables à une modification de la Constitution. Dans une déclaration datant de mai dernier, l'Église catholique soulignait qu’il s’agissait d’équité en Australie et d’une étape qui permettrait une avancée vers la réconciliation. Où en est aujourd'hui ce processus aujourd’hui?
On en est à un niveau qui n'a pas franchement évolué. Il était question de réconciliation dans les années 90. Un Conseil de la réconciliation avait été mis en place, notamment à la suite d'une part, de l'abandon de l'idée d'un traité par les travaillistes et, d'autre part, des résultats de la Commission royale d'enquête sur les morts aborigènes en détention. Au bout de dix ans de travail de ce Conseil de la réconciliation, le Premier ministre d'alors, le libéral John Howard, avait enterré le rapport et très peu d'évolutions ont eu lieu depuis. Donc, cette situation d'inégalité structurelle précédemment évoquée se maintient, elle n'évolue pas. Le statut et le rapport politique entre les Aborigènes et le reste de l'Australie évolue très peu, même si on a depuis quelques années dans certains États et territoires, notamment dans le Victoria et le Queensland, des processus qui se sont mis en place pour aller vers un traité au niveau local, entre les Aborigènes de ces États et les gouvernements de ces États. Tout n'est pas entièrement statique, mais en termes de résultats et en termes de rapport politique, les choses ont très peu évolué.
À la veille du referendum, le «non» est en tête dans les sondages. L'opposition en particulier rejette toute modification constitutionnelle. Pourquoi? Sur quels critères se base ce positionnement?
Les arguments qui sont mis en avant par le camp du «non» sont pour l'essentiel fallacieux ou mensongers. Il s'agit de faire peur à la population en lui disant que le «oui» entraînerait des compensations mirobolantes pour les Aborigènes ou des restitutions foncières extrêmement importantes, et que cela mettrait en péril l'économie de l'Australie. Tous ces faits ont beau être entièrement faux, ils figurent sur les documents du camp du «non» dont les promoteurs mènent une campagne extrêmement agressive, en utilisant toute la puissance des réseaux sociaux et des médias qui sont très concentrés en Australie et alignés sur les intérêts conservateurs. Si on veut prendre une perspective un peu plus historique, il s'agit de défendre les intérêts acquis par les héritiers des colonies britanniques.
Il me semble qu'un certain nombre de voix d'autochtones s'élèvent contre ce projet. Parmi eux, par exemple, la sénatrice Lidia Thorpe, qui plaidait pour l'annulation du référendum. Pourquoi ces autochtones sont-ils hostiles à ce projet de modification constitutionnelle?
Effectivement, pour cette frange-là des militants des droits aborigènes, la reconnaissance constitutionnelle entraînerait une perte de souveraineté pour les Aborigènes. La particularité de l'Australie parmi les colonies britanniques, c'est qu'aucun traité n'a jamais été signé entre la puissance coloniale et les autochtones envahis. Or, la signature d'un traité, c'est la reconnaissance qu'on a en face de soi un souverain en capacité d'entrer dans un accord de traité. Or, pour ces militants autochtones, cette souveraineté n'a jamais été cédée et le processus de reconnaissance constitutionnelle équivaudrait à une perte de souveraineté et à une soumission des Aborigènes à l'État australien. Ainsi, ils défendent la signature d'un traité qui serait une forme de reconnaissance d'une souveraineté inaliénable des peuples autochtones d'Australie.
Pour les promoteurs du «oui», la signature d'un traité, c'est l'étape suivante, après le référendum. Dans la «déclaration du cœur d’Uluru» d'où est partie cette proposition de réforme constitutionnelle, l'idée c'est bien que, dans un premier temps, il y ait une reconnaissance constitutionnelle qui donne les garanties aux peuples autochtones afin qu'un processus de traité et de Commission de justice et de réconciliation puisse être ensuite engagé sur des bases saines et sûres.
Le vote étant obligatoire en Australie, cela implique-t-il que son résultat reflétera parfaitement ce que pensent les Australiens?
Oui et non, puisque la particularité électorale en Australie concernant les référendums, c'est qu'il s'agit d'avoir une majorité de «oui» dans le corps électoral au niveau fédéral, mais également une majorité de «oui» dans une majorité d'Etats et de territoires fédérés. Cette disposition avait été prise pour protéger les États et territoires qui sont plus faiblement peuplés dans la Constitution de 1901, afin que la majorité démographique de la population ne puisse pas leur imposer leur volonté. Donc le «non» pourrait l'emporter, même si le «oui» était majoritaire au niveau fédéral. Le résultat du vote ne sera pas le reflet exact du sentiment de l'entièreté de la population. C’est une question d'arithmétique en réalité. Et pour cette raison, historiquement, il est très difficile de faire accepter des référendums en Australie. En tout cas cela témoignerait effectivement d'un blocage politique sur cette question dans l'opinion publique.
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